Trouvé sur www.paris-sorbonne.fr/fr/IMG/pdf/DESCLES_Position.pdf - Position de thèse Sur le langage dramatique de B-M KOLTES
En se référant explicitement au titre de l’ouvrage de Pierre Larthomas qui postule une spécificité stylistique de l’écriture pour le théâtre, cette thèse analyse l’oeuvre de Bernard-Marie Koltès en cherchant à faire apparaître la production d’action qui réside à l’intérieur de la parole destinée à être proférée sur la scène :
« L’important, affirme Koltès , c’est ce qui se passe dans ce que disent les gens. » Telle est l’hypothèse d’une dramatisation par le langage qui sous-tend cette étude.
Les premières pièces de BMK se présentent comme des juxtapositions de monologues expositifs, intrasubjectifs,plus ou moins intérieurs exprimant une intériorité refermée sur elle-même. C’est que le monologue a toujours été pour l’auteur le lieu où il parvenait à trouver ses personnages pour les caractériser : «
Chez moi, affirme Koltès, les personnages commencent à exister quand je les fais parler, alors ils parlent beaucoup… Des dialogues qui ne se répondent pas, de monologues parallèles, un exercice d’écriture…
»
Cette place centrale du monologue constituera plus tard le fondement même du dialogue koltésien, comme l’auteur l’a expliqué à Hervé Guibert : Mes premières pièces n’avaient aucun dialogue, exclusivement des monologues. Ensuite, j’ai écrit des monologues qui se coupaient. Un dialogue ne vient jamais naturellement. Je verrais volontiers deux personnes face à face, l’une exposer son affaire et l’autre prendre le relais. Le texte de la seconde personne ne pourra venir que d’une impulsion première. Pour moi, un vrai dialogue est toujours une argumentation, comme en faisaient les philosophes, mais détournée. Chacun répond à côté, et ainsi le texte se ballade.
Quand une situation exige un vrai dialogue, il est la confrontation de deux monologues qui cherchent à cohabiter.
En fondant ainsi le dialogue sur un monologue originel, chaque réplique devient ainsi porteuse d’un point de vue singularisé, très fortement individualisé.
Mais ce qui fait naître le dialogue proprement dit, c’est l’impulsion première qui réside dans la présence d’un interlocuteur : la parole n’est plus, comme dans le monologue, enfermée sur elle-même, mais elle devient orientée et adressée.
Koltès passe en réalité par une forme intermédiaire entre le monologue et le dialogue : c’est le soliloque, où un seul des interlocuteurs parle pendant que l’autre se tait. L’auteur utilise très abondamment la forme soliloquée au point que
La Nuit juste avant les forêts , le premier texte dramatique qu’il a accepté de reconnaître après avoir renié ses précédentes tentatives n’est fondé que sur ce déséquilibre fondamental du dialogue et toute la dynamique de la parole y repose sur une réaction permanente à la présence muette d’un l’allocutaire de
sorte que son silence devient le moteur de l’extériorisation par la parole.
On saisit alors que mis en tension avec la présence d’un allocutaire, le socle identitaire du monologue originel s’avère profondément
décentré . Devant le regard de l’allocutaire scénique autant que devant le public, l’exposition devient alors biaisée et oblique, que le personnage n’est plus présenté que d’une manière indirecte qui édicte à l’auteur une règle stylistique pour l’écriture dramatique: On sait par exemple qu’on ne peut rien faire dire par un personnage directement, on ne peut jamais décrire comme dans le roman, jamais
parler de la situation, mais la faire exister. On ne peut rien dire par les mots, on est forcé de la dire derrière les mots. Vous ne pouvez pas faire dire à quelqu’un « Je suis triste », vous êtes obligés de lui faire
dire : « Je vais faire un tour »
Ainsi s’explique le fait que l’écriture koltésienne met en place toute une série de procédures de voilement et de cryptage qui font apparaître une sorte de dialectique permanente entre l’évident et le caché, entre l’intime et la distance, entre ce qui est donné et ce qui se retire, entre la surface opaque et la profondeur. Le discours apparaît alors souvent comme détourné et de
La Nuit juste avant les forêts à Dans la solitude des champs de coton , Koltès confie alors un véritable rôle à la parole qui consiste à dévier l’issue fatale de la rencontre – son dénouement tragique où déferle la charge contenue et amassée par la puissance
de rétention du langage : Koltès se souvient, sans doute, des principes de la rhétorique jésuite qu’il a eu l’occasion de connaître lors de sa formation au collège Saint-Clément de Metz et notamment de cet aphorisme que Stendhal attribue à Malagrida : «
La parole a été donnée à l’homme pour cacher la pensée ». Ainsi s’explique l’usage de ce que Koltès appelle le « langage diplomatique » qu’il définit comme un «
commerce du temps où l’échange des mots ne sert qu’à gagner du temps avant l’échange des coups parce que
personne n’aime recevoir des coups et tout le monde aime gagner du temps.»
C’est dans le cadre interlocutoire ..., l’écriture de Koltès dispose une parole circonvolutoire qui privilégie les
actes de langage indirects où l’action n’est produite qu’au revers du discours,
par images interposées,
d’une manière allusive,
sur un mode indiciel et subtil qui vise à manipuler aussi bien l’interlocuteur fictionnel que le public.
En se voyant investie d’un véritable rôle, la parole n’est plus conçue comme une simple surface, mais s’avère travaillée en profondeur, assurant au dialogue un dynamisme qui réside dans le jeu implicite des forces. C’est en ce sens que l’écriture de Koltès peut apparaître un réservoir de jeu pour l’acteur qui doit alors performer
, c’est-à-dire réaliser concrètement, les actes illocutoires.
On saisit alors chez Koltès, l’écriture de la parole destinée à être proférée sur scène reste loin d’être un déploiement complaisant de « textualité » comme on le pense souvent, mais dispose une puissance de rétention qui fait sans cesse miroiter autre chose que ce qui est dit, amenant ainsi chacun des spectateurs à occuper une place active en cherchant à décrypter ce qui est retenu. A travers son écriture dramatique qui réinvente le dialogue sur un mode oblique, Koltès parvient à nouer une relation entre la scène et la salle pour éviter l’écueil du solipsisme dans lequel échoue une grande partie du théâtre contemporain