"Tracer la carte singulière des lignes entremêlées qui constituent la vie de chacun"cf Manola ANTONIOLI sur Deleuze et Françoise BONARDEL sur Deligny et les "lignes d'erre"
EXTRAITS Du texte "Singularités cartographiques" de Manola Antonioli
Chez DELEUZE, le calque vise à organiser, stabiliser, neutraliser les devenirs et la complexité des flux qui les traversent.
Choisir de « cartographier » un territoire signifie renoncer à expliquer la multitude des variations « superficielles » par un axe génétique unique,
une structure profonde exclusive ou un principe transcendant,
pour se situer au niveau de la surface feuilletée de l’immanence.
Qu’il s’agisse de l’inconscient, des groupes sociaux et politiques, des régions du monde ou des concepts philosophiques,
le calque privilégie seulement les strates (des entités constituées et figées dans un fonctionnement immuable)
et les fonctionnements molaires (d’ordre macroscopique plutôt que microscopique et moléculaire),
les centres institués du pouvoir (réel ou symbolique)
et tous les phénomènes qui peuvent facilement être ramenés à une cause unique et universellement valable.
Si l’on se situe, par exemple, au niveau de la critique de la psychanalyse
il s’agit également d’opposer une interprétation de l’inconscient
-qui procède par « calque » du complexe d’Œdipe-
à une activité de cartographie de l’inconscient qui s’efforcerait au contraire de tracer la carte,
à chaque fois singulière, des « lignes » entremêlées qui constituent la vie de chacun.[...]
Ce n’est pas par hasard que, chaque fois qu’il est question de cartes dans leurs écrits, ils se réfèrent à Fernand Deligny*, qui accueillait dans les Cévennes des enfants autistes dont il décrivait graphiquement les parcours et l’errance apparente, grâce aux célèbres lignes d’erre, à partir d’une conception déjà cartographique de la psychanalyse[...]
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cf http://www.derives.tv/spip.php?article235
Extrait d'un Texte de Françoise Bonardel, 1980
Comment ces " drôles d’animaux vagabonds ", ( les enfants autistes ) ces exilés, ces errants, définissent sans le savoir et le vouloir le territoire d’un " faire " qui, réitéré, orné, les mettra en relation avec les Autres par l’intermédiaire des choses.D’où ces jeux de mots, fréquents chez Deligny, qui marquent ce nécessaire glissement de la psychologie à la topologie :
celui-là devient ce lui là
(la désignation d’une personne constituée est remplacée par la simple désignation d’une certaine réalité tombant sous un
regard, occupant une certaine portion d’espace, effectuant certains gestes...)
De même " il arrive " ne devrait-il pas plutôt être écrit il a rive ?
tandis que " il " serait transcrit île ?
Et chacun n’est-il pas originairement chaque un ?
et commun, comme un ?
Que sont-ils en effet ces enfants-là, sinon les lignes d’erre qui
s’inscrivent à l’encre de Chine sur une carte, lignes hachées,
saccadées le plus souvent, comme les trajets sans fin de ces errants ?
Lignes d’erre " où les stations, retours, balancements et boucles obéissent à des invites à la fois réelles et imaginaires, décodées, ouvertes en constellation et non clôturées en système "
La portée de cette entreprise cartographique, on le voit et plus encore le pressent, est immense.
Par le tracé et le transcrit, Deligny et ses compagnons espèrent se frayer un chemin et déchirer cette taie qu’est le langage : mettre à jour un réseau de présences sans pour autant dresser un cadastre, ni figer des relations, ni chercher à capter une indiscernable identité ; mais montrer comment des repères ont joué, et ont permis à l’enfant de s’insérer dans le cours des choses plus que dans l’ordre symbolique.
" Les cartes ne sont pas des instruments d’observation. Ce sont des instruments d’évacuation : évacuation du langage, mais aussi évacuation de l’angoisse thérapeutique ".
Ce que nous apprennent aussi les cartes, c’est que pour l’enfant mutique,
le monde devient angoissant dès qu’il cesse d’être immuable : mais comment distinguer l’immuable de ce qui est mort, devenu étranger au temps ?
certains diraient aussi devenu éternel... seul le réitéré du coutumier peut ainsi offrir des repères qui sont autant d’ancrages dans le réel.
Deligny met cependant en garde contre ce que révèlent des cartes trop aisément satisfaisantes,...
Tous ces " gestes à l’infinitif " tiennent aussi du rituel, et Deligny n’hésite pas à affirmer que " l’Église a une racine dans le monde autistique... Les rituels quels qu’ils soient et les rituels religieux en particulier, tendent à épaissir les gestes quotidiens pour leur donner une apparence de choses, ils en font des pierres " .
Qu’on ne s’y trompe pas : pour ces curieux navigateurs des Cévennes la vérité est dans les pierres au
moins autant que dans les mots...
De même, tracer une carte n’est-il pas toujours un acte politique ?
Certes, nous sommes loin ici de ce tracé vainqueur par quoi les grands conquérants établirent l’étendue de leur pouvoir et assirent leur domination sur les hommes à travers leur maîtrise des lointains espaces.
Mais toute exploration de l’inconnu et tout quadrillage d’un territoire tend à faire diminuer l’angoisse humaine, et celle de ces enfants-là plus que de tous autres.
Ce qu’espère Deligny c’est que sa cartographie prouvera, par la découverte de ce corps commun présent aux lieux-chevêtres, qu’il est possible de se comporter autrement " qu’en ruminant ou en dominant ".
Une réelle communauté (qu’on se souvienne de ce commun qui est comme un) ne peut émerger qu’en ces lieux, à mi-chemin des choses et de l’ordre symbolique qui menace sans cesse de reconstruire son pouvoir.
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Reprise
Le monde décrit par Deleuze et Guattari est fait de multiplicités qui s’étalent sur un même plan, « où les bordures se suivent en traçant une ligne brisée », plan de consistance ou d’immanence, surface de coexistences des êtres.
Chaque être sur cette surface infinie est composé d’agencements et de parties (sa longitude), dont les rapports ne cessent d’être modifiés par le dehors, par les rencontres qui l’affectent, augmentant ou diminuant sa puissance d’agir et d’exister (sa latitude).