Sur Thomas Bernhard : ''Une écriture de la hargne'' par Claude Amey - Extraits Lien avec le texte intégral : multitudes.net

Publié le par Claire

Extraits  du texte  mis en ligne le 21 mai 2003 in multitudes revue politique, artistique, philosophique.
 

En outre, il ne commence pas par l’origine chronologique ; l’origine c’est Salzbourg, la ville de la scolarité du narrateur à l’internat national-socialiste de la Schrannengasse, cette ville avec laquelle il contracte à treize ans une relation destructice qui le réduit à un « état maladif » et d’esclavage (p. 72). C’est cette relation traumatique, et tout ce qui va se passer de désastreux et de définitif par la suite, qui va l’amener, quand il aura « effectivement le calme nécessaire », (Le Froid, p. 60) à vouloir « obtenir des éclaircissements » (Le Souffle, p. 62). Cependant, cette période, à laquelle sont consacrés les quatre premiers volumes de l’« autobiographie », ne constitue jamais que le dernier tiers de la tranche de vie abordée, tandis que les deux premiers tiers font l’objet du dernier volume, Un Enfant, dont l’écriture est plus classique, parce que le contenu est plus serein peut-être, et qui paraît avoir été conçu comme pour couvrir un ensemble biographique. Or cette nécessité impérieuse de planter ses dents à un endroit et de dévorer le morceau sans pause ou presque a, avec d’autres aspects s’entend, un caractère très compulsif. Et c’est précisément cette démarche qui va donner au style bernhardien sa prégnance.
Ainsi l’« autobiographie » entre de front dans Salzbourg et tranche : « Ville peuplée de deux catégories de gens : les faiseurs d’affaires et leurs victimes » (p. 9) ; la ville « dérange, disloque, détruit toute nature » (p. 9), elle est « en réalité une maladie mortelle sous le joug de laquelle ses habitants tombent à leur naissance ou vers laquelle ils sont entraînés » (p. 14). Et le texte une fois lancé va, selon un déferlement continu - sans même le point d’arrêt des habituels paragraphes -, poursuivre sa diatribe obsédée, passant d’une séquence de vie à l’autre sur le mode - mis en oeuvre par Proust - des associations involontaires, et toujours en scellant sans appel ses accusations, comme par ex. : « Continuellement dans les villes où la stupidité est d’une taille aussi effrayante qu’à Salzbourg, on tiraille et secoue en tous sens les êtres, on les travaille continuellement au marteau et on rectifie leurs défauts à la lime jusqu’à qu’il ne reste plus des êtres humains qu’un être fade et répugnant... » (La Cave, p. 105). Et on pourrait multiplier les exemples.
Ce qu’il est capital de saisir de cet ordre compulsif de l’écriture, c’est qu’il ne peut faire de part à l’analyse dialectique, introspective du moi-narrateur et socio-historique du monde ; la vérité n’est pas le propos. Tout ce qu’il décrit doit rester « simple indication » (sous-titre de L’Origine) « Ce n’est pas à présent le moment d’une analyse concernant toute cette ville d’alors et d’aujourd’hui... » (p. 124) ; « la difficulté étant de faire des notes et des indications qui correspondent à mon expérience d’autrefois » (p. 117). Pas plus il ne s’agit de communiquer, le langage n’est pas utilisable pour cela, car il ne peut rien sinon, au mieux, approcher quelque peu son objet. Axiome usé, certes. Mais qu’importe, chez T. Bernhard cela prend un sens particulier : l’expérience anéantissante du monde et la conviction intime qu’il a de sa « bassesse » sont tellement présents, et pourtant si peu dicibles, que paradoxalement c’est ce qui va faire de l’écriture une « nécessité vitale » pour lui (La Cave, p. 40). Il est dans une circulation à double sens : la vérité ne peut être dite, mais il faut à tout prix la dire, et même c’est urgent : « Il faut que ces notes soient consignées maintenant, pas plus tard, plus précisément à cet instant où j’ai la possibilité de me transporter sans réticence dans la situation de mon enfance » ; « Il faut le faire avec l’esprit incorruptible nécessaire et le sentiment sincère d’une obligation qui m’incombe  » (L’Origine, p. 69) : il faut que soit dit ce qui doit être dit. Indiquer devient un devoir impérieux, parce que c’est l’instant où il est en condition pour « éclaircir l’existence », la percer à jour jusqu’au « suprême degré possible », c’est « la seule possibilité(La Cave, p. 129). C’est là ce besoin ultime et obsessionnel du narrateur de rendre présent - plus que de connaître ou faire savoir la vérité intellectuelle -, de rendre en quelque sorte physiquement visible la réalité, par ex., « l’appareil de la société bourgeoise qui est un appareil dévastateur pour les êtres humains » (p. 104), et ses espèces, les médecins, les parents, les enseignants, etc.
C’est dans ce sens que l’écriture se met compulsivement en marche, se traduisant textuellement par la répétition, l’incessant ressassement des mêmes thèmes, syntagmes et formules, et forme ce style totalement tendu par son besoin de trouver sa propre efficacité. Mais il ne s’agit pas du tout d’une expérimentation de déconstruction littéraire, comme celle du « groupe de Vienne », ou en France celle du Nouveau roman (ce qui n’enlève rien d’ailleurs à cette forme littéraire). Le langage n’est pas pour le narrateur un jeu (une manipulation du signifiant), pas plus qu’il n’a de sérieux « réaliste ». Il est une machine excavatrice [5]. A cet effet il n’est pas grammatical non plus, au sens où il n’exploite pas les ressources de la syntaxe - par ex., il utilise peu les anaphores (pronoms relatifs, démonstratifs...)[6], comme s’il préférait, dans sa course en avant, se répéter plutôt que revenir en arrière pour composer ; il utilise également peu les métaphores, comme s’il ne fallait pas dérouter l’outil ; de même son lexique n’est pas inventif, il ne cherche pas le terme irremplaçable qui pourrait faire mouche ; le langage est simple, voire pauvre (quasi au sens del’arte povera), il ne « fait pas de phrases », pourrait-on dire ; T. Bernhard dit qu’écrire ce n’est jamais que citer ; en effet, très souvent il a cette incise : « comme on dit », « comme on appelle » (« elle contracta ce qu’on appelle un catarrhe »), comme s’il se méfiait des dénominations communes tout en reprenant leur sens à son compte. Bref le discours du narrateur n’est pas celui d’un littéraire, il est davantage dans l’impulsion celui d’un rabâcheur, d’un radoteur même qui, faute de parvenir à l’explication et pour se faire entendre, martelle avec ses « simples indications ». Autre effet de ce style : il n’a pas non plus les inflexions du langage parlé, mais plutôt le rythme obsessionnel et gravitationnel d’une machine musicale, et ce n’est pas sa moindre force. En ce sens il y a un paradoxe du texte bernhardien : d’une part il est tout entier transitif, un instrument à rendre présent le réel, et d’autre part, dans l’impossibilité même du projet, il reste une substance littéraire extrêmement dense comme une sorte d’équivalent d’un vécu blessé et féroce. C’est encore une des richesses de cette littérature.

LES BRETELLES ET LE VIOLON

On a compris, le texte ne s’efface pas derrière ce qu’il a à dire, il devient au contraire cela ; entre autres cette meurtrissure nationale-socialiste et catholique dans ce type de dénonciation : « L’internat est pour le nouvel arrivant un cachot conçu avec raffinement contre lui, donc contre son existence, construit d’une manière infâme contre son esprit... » (L’Origine, p. 13).