Sur la poétique de Louis Aragon, ''comme une arme '' par ''les règles'', par la rime, quelques extraits d'un article trouvé dans un article de Sandra Provini pdf sur lettres.sorbonne-universite.fr
Sandra Provini (Paris VII), « La poésie nationale d'Aragon, du Crève-cœur à La diane française, et la tradition de la poésie héroïque française »
Notes...
...Aragon invente pendant la Deuxième Guerre mondiale une poésie conçue comme une arme.
Dans Le Crève-coeur, Les Yeux d’Elsa, Le Musée Grévin ou La Diane française,
le lyrisme aragonien, loin de se réserver à la parole privée ou intime,
s’enracine dans la circonstance historique
le lyrisme aragonien, loin de se réserver à la parole privée ou intime,
s’enracine dans la circonstance historique
et prend, au cours de la période, une coloration héroïque de plus en plus marquée :
en février 1942, le titre de la préface aux Yeux d’Elsa, "Arma virumque cano", renvoie explicitement au modèle épique en reprenant l’incipit de l’Énéide, et Le Musée Grévin, long poème en sept chants, achevé à l’été 1943, peut être considéré comme épique. De façon plus générale, l’opposition épique-lyrique est impropre pour qualifier la poésie de la Résistance, comme le montre, par exemple, le titre d’une anthologie parue en Suisse alémanique en septembre 1944 :
Nouvelle poésie épique de la France : petite anthologie des poètes lyriques de la Résistance.
en février 1942, le titre de la préface aux Yeux d’Elsa, "Arma virumque cano", renvoie explicitement au modèle épique en reprenant l’incipit de l’Énéide, et Le Musée Grévin, long poème en sept chants, achevé à l’été 1943, peut être considéré comme épique. De façon plus générale, l’opposition épique-lyrique est impropre pour qualifier la poésie de la Résistance, comme le montre, par exemple, le titre d’une anthologie parue en Suisse alémanique en septembre 1944 :
Nouvelle poésie épique de la France : petite anthologie des poètes lyriques de la Résistance.
Un "souci de la forme qui se laisse investir par la réalité"
Aragon est d’abord à la recherche d’une forme poétique apte à rendre compte de la réalité de la guerre.
Le premier texte théorique qu’il publie en 1940 porte ainsi sur la rime. La poésie qu’il compose pendant les années de guerre abonde en procédés formels comparables à ceux des Rhétoriqueurs, qui, loin d’être des jeux gratuits, se laissent investir à la fois par la réalité et par le sens, comme le souligne l’expression « avec rime et avec raison » dans « La rime en 1940 ».
Aragon redonne vie aux formes poétiques médiévales dont les règles ont été fixées pour la
Le premier texte théorique qu’il publie en 1940 porte ainsi sur la rime. La poésie qu’il compose pendant les années de guerre abonde en procédés formels comparables à ceux des Rhétoriqueurs, qui, loin d’être des jeux gratuits, se laissent investir à la fois par la réalité et par le sens, comme le souligne l’expression « avec rime et avec raison » dans « La rime en 1940 ».
Aragon redonne vie aux formes poétiques médiévales dont les règles ont été fixées pour la
première fois au XIIe siècle, par les poètes courtois.
Aragon explique que l’origine de l’art fermé est à rechercher « non dans la fantaisie du poète,
Aragon explique que l’origine de l’art fermé est à rechercher « non dans la fantaisie du poète,
mais dans les circonstances de sa vie, le monde où il vivait, l’air qu’il respirait, la société même à
laquelle le confinait l’histoire »
Grâce à sa pratique de l’art fermé, ses poèmes de « contrebande »
Grâce à sa pratique de l’art fermé, ses poèmes de « contrebande »
échappent le plus souvent à la censure.
L’héritage des « Rhétoriqueurs »
L’héritage des « Rhétoriqueurs »
Pour le travail formel de sa poésie, Aragon dispose, outre du fonds courtois, de l’héritage des
Rhétoriqueurs qui ont exploré dans toute leur diversité les possibilités des formes fixes et de la
rime. C’est chez eux plus que chez les poètes courtois qu’il puise ses modèles de rimes annexée,
fratrisée, batelée, senée, interne ou brisée. Ainsi, dans Arma virumque cano, Aragon décrit son
usage de la rime intérieure et note : « On pourra rapprocher ce jeu-ci d’une vieille façon de rimer
qu’on trouve au temps de Saint-Gelais, et qui s’appelait la brisée. » Les traités de versification française, depuis celui de L. Quicherat paru en 183816, citent tous un même passage d’Octovien de Saint-Gelais pour illustrer le procédé de la rime brisée, qui fait rimer les vers non seulement par la fin mais aussi par la césure :
De coeur parfait chassez toute douleur ;
De coeur parfait chassez toute douleur ;
Soyez soigneux, n’usez de nulle feinte ;
Sans vilain fait entretenez douceur,
Vaillant et preux, abandonnez la crainte...
Les exemples de systèmes de rimes empruntés aux Rhétoriqueurs sont nombreux dans la poésie d’Aragon. On rencontre de plus dans ses alexandrins un certain nombre de phénomènes de versification qui ne seront plus admis dès l’époque de la Pléiade, notamment la césure lyrique (qui intervient après un e atone prosodiquement compté) dans le vers « qui ressemble aux mines/ de fer en Silésie »20 et la césure enjambante (en cas de e atone prosodiquement compté, la césure passe juste après l’accent, devant la syllabe en e) dans le vers « qu’un semblant de lumiè/re se fît a
suffi »...
L’importance de la rime : dire un monde nouveau - « La rime en 1940 »
Aragon inscrit donc sa poésie dans la tradition du vers rimé, et reprend en particulier toute la
richesse des possibilités offertes par le répertoire de rimes des Rhétoriqueurs.
Cela ne va pourtant pas de soi en 1940, alors que la poésie moderne est régie par la « tyrannie du vers libre » . La
Cela ne va pourtant pas de soi en 1940, alors que la poésie moderne est régie par la « tyrannie du vers libre » . La
post-face au Crève-Coeur a pour but de justifier ce retour à l’alexandrin et à la rime, opéré de
surcroît par un ancien surréaliste.
Aragon commence par y retracer l’histoire de la rime et explique pourquoi ses contemporains l’ont condamnée :
Aragon commence par y retracer l’histoire de la rime et explique pourquoi ses contemporains l’ont condamnée :
Le dégoût de la rime provient avant toute chose de l’abus qui en a été fait dans un but de pure gymnastique, si bien que dans l’esprit de la plupart des hommes, rimer, qui fut le propre des poètes, est devenu par un étrange coup du sort, le contraire de la poésie. […] La dégénérescence de la rime française vient de sa fixation, de ce que toutes les rimes sont connues ou passent pour être connues, et que nul n’en peut plus inventer de nouvelles, et que, par suite, rimer c’est toujours imiter ou plagier, reprendre l’écho affaibli de vers antérieurs.
D’où sa recherche de rimes nouvelles : Aragon, dans la lignée de Hugo, souvent cité dans le paratexte des recueils, fait un pas de plus dans la libération de l’alexandrin. Il invente en particulier la rime enjambée où les phonèmes se répartissent sur la fin du vers et sur le début du suivant :
Ne parlez pas d’amour. J’écoute mon coeur battre
Il couvre les refrains sans fil qui l’ont grisé
Ne parlez plus d’amour Que fait-elle là-bas
Trop proche et trop lointaine ô temps martyrisé
- Dire le monde par la rime...
"Alors la rime reprend sa dignité parce qu’elle est l’introductrice des choses dans l’ancien et haut langage qui est à soi-même sa fin, et qu’on nomme poésie. Alors la rime cesse d’être dérision, parce qu’elle participe à la nécessité du monde réel, qu’elle est le chaînon qui lie les choses à la chanson, et qui fait que les choses chantent" Cette recherche de rimes nouvelles est d’autant plus nécessaire que les hommes en 1940 sont confrontés à un monde nouveau. Aragon refuse l’idée que la rime soit usée et incapable de dire avec force cette réalité nouvelle :
Pour Aragon en 1940, la rime permet d’avoir prise sur le monde.
Le formalisme de sa poésie trouve sa raison d’être dans la nécessité d’appréhender l’événement à travers des formes qui le domestiquent, le structurent.
À la débâcle, à l’inversion comme à l’asphyxie des valeurs, à
l’épuisement, Aragon oppose la résistance de formes poétiques stables.
La rime redevient raison quand elle cherche à dire le monde nouveau de la défaite et de l’Occupation et à lui donner sens... Jamais peut-être faire chanter les choses n’a été plus urgente et noble mission à l’homme, qu’à cette
heure où il est plus profondément humilié, plus entièrement dégradé que jamais. Et nous sommes
sans doute plusieurs à en avoir conscience, qui aurons le courage de maintenir, même dans le fracas
de l’indignité, la véritable parole humaine, et son orchestre à faire pâlir les rossignols.
A cette heure où la déraisonnable rime redevient raison. Réconciliée avec le sens. Pleine du sens comme un fruit mûr de son vin. (« La rime en 1940 »).
De même, le choix de formes fixes convient aux circonstances de l’écriture. Les « 33 sonnets
composés au secret » de Jean Cassou en sont un exemple particulièrement emblématique.
Aragon compose lui aussi des sonnets, il reprend la ballade et le rondeau.
La poésie a pour tâche de dire une réalité nouvelle, monstrueuse et incompréhensible :
le recours à un mètre régulier, à la clôture de la rime et à des formes fixes, est un moyen de la maîtriser.
le recours à un mètre régulier, à la clôture de la rime et à des formes fixes, est un moyen de la maîtriser.
Il s’agit de redonner forme et ainsi de redonner sens au monde : par le poème, pour le destinataire.
Rimes et formes fixes en ont d’autant plus le pouvoir qu’elles sont porteuses d’une mémoire, et font résonner le vers « sur le fond sonore des rythmes qui ont fait l’histoire de la poésie française ».
Aragon les choisit précisément pour leur connotation ancienne et nationale, pour la mémoire collective qu’elles portent et qu’il peut réinvestir dans le présent de l’écriture. Il inscrit ainsi ses poèmes dans la tradition poétique française, et par là même les événements qu’il chante dans l’Histoire nationale...
« pour moi, la rime à chaque vers apporte un peu de jour, et non de nuit, sur la pensée [...] elle fait apercevoir entre les mots une nécessité qui, loin de mettre la raison en déroute, donne à l’esprit un plaisir, une satisfaction essentiellement raisonnable » (« Sur une définition de la poésie », Poésie 41, mai-juin 1941, repris dans Les Yeux d’Elsa, Paris, Seghers, 2004, p. 145).