Extraits d'un article de José-Luis DIAZ (Université Paris-Diderot) Paris, un spectacle désirable

Publié le par Claire

Le spectacle de la vie parisienne

 

 

[…] car, à Paris, tout fait spectacle, même la douleur la plus vraie. […] Aucun peuple du monde n’a eu des yeux plus voraces.

Honoré de Balzac, Ferragus.

 

... ligne directrice de cet exposé : l’idée que Paris est un spectacle, désirable, et non seulement un livre à lire et à déchiffrer, comme l’a si justement montré Karlheinz Stierle. Le spectacle n’est pas seulement celui de « la ville », dont les littérateurs « panoramistes » puis les chroniqueurs de la presse, grande ou petite, s’épuisent tout au long du siècle à saisir les multiples aspects. Plus que dans la ville monumentale — ou dans le Paris officiel, capitale institutionnelle de la France —, le spectacle est bien dans la vie. Non certes dans le « Paris vécu » de tout un chacun, mais dans ces tranches de vie, détachées, irisées, constamment refilmées, qui fomentent ce qu’on va appeler, à partir de Balzac surtout, la vie parisienne. Des « scènes de la vie parisienne », donc, mais qui, pour mériter l’expression au sens fort, au sens langue, doivent, de préférence, avoir pour cadre les épicentres de cette vie festive, attractive, érotisée, offerte aux voracités oculaires : le Palais-Royal jusqu’en 1830, le Boulevard ensuite.

Que ce qu’on va appeler — peu à peu, mais pas tout de suite — la « vie parisienne »
a donc ainsi eu partie liée, de naissance, avec une spécularisation du spectacle urbain, et avec une scénarisation de la vie qui s’y déroule, c’est la thèse que je me propose de soutenir.
La vie parisienne, ou comment Paris a réussi ce prodige :
être une ville tout entière montrée, exhibée, illuminée,
colorisée ; et tout cela dans le registre du plaisir, de l’effervescence visuelle, du tourbillon et de la dépense.

La vie parisienne, ou comment une ville a su devenir attractive, désirable, jusqu’à susciter l’envie de tous, en particulier celle des exclus, des
en-dehors : les pauvres, les provinciaux, mais d’abord aussi les étrangers, rêvant de s’éblouir aux lumières de la Ville. Pour en savourer tous les plaisirs. Mieux encore, pour s’« en fourrer jusque là », comme le répète en refrain le héros d’Offenbach. Car la « vie parisienne », ce fut aussi cela : un spectacle luxurieux d’exportation.

Oui, grâce à tous ces montreurs de ville un peu voyeurs, un peu bateleurs, un peu maquereaux même, qui se sont faits les chantres de la Babylone moderne, je me propose de repasser quelques scènes de cette comédie arsouille aux cent actes divers : la vie parisienne.

 Car prévaut la vision d’une ville fragmentée, morcelée en « faubourgs », qui sont « comme autant d’univers séparés l’un de l’autre, bien plus que si chacun d’eux était entouré par la grande muraille de Chine ». Une ville en miettes, faite de contrastes saisissants et de cahots scopiques.... 

...Karlheinz Stierle...  (La Capitale des signes), ...  Paris comme livre à décrypter,  ...ancrée dans une longue histoire 
La thèse de
La Capitale des signes est que la grande ville est alors la proie d’une « poussée d’abstraction » sous l’influence du devenir marchandise de toute chose, et de l’anonymisation des sujets de la production, rendus palpables dans cette machine à dépersonnaliser les passants qu’est l’omnibus, avec ses tracés abstraits.

      Mais ...Paris  est
aussi-déjà sur le chemin de ce qui, au xxe siècle, s’appellera la « société du spectacle » (Guy Debord).

Car si l’omnibus dépersonnalise, induit des réseaux où les personnes sont secondes par rapport aux structures,
il fait aussi que le
voyeur d’omnibus focalise, détache des morceaux visuels éphémères, des petits blocs urbains d’une grande intensité. D’autant plus que ce qui s’y consomme, ce ne sont pas des pans de ville architecturale, mais bien des tranches de vie parisienne.

À côté donc d’un devenir-abstrait de la ville, et comme étant son revers illuminé, voici donc un devenir-spectacle de la ville et de ses acteurs. Nul mieux que Mme de Girardin ne l’a compris, dans une de ses chroniques de La Presse. C’est l’œil même du sujet urbain qui est devenu un œil pour le spectacle, par contagion avec la ville-spectacle, nous explique le vicomte de Launay : La réalité parisienne est toute dans l’aspect. Nous avons des yeux de diorama, de panorama, de néorama : les effets d’optique suffisent à la légèreté de nos regards. […] Être n’est rien, paraître est tout.

 Et si le cher vicomte n’a pas compris l’omnibus, s’il se plaint de la vitesse qui moleste le flâneur, il a en revanche très bien compris la nécessité du « poème de l’étalage », comme dit Balzac :

 […] les rues aujourd’hui sont des bazars où chacun étale ses marchandises […] les trottoirs, déjà si étroits, sont envahis par une exposition permanente […].La ville scénarisée, mais non pas pour le simple plaisir des yeux : scénarisée pour et par la marchandise ; la ville devenue elle-même déjà une immense vitrine. Et si le néon n’est pas encore inventé, voici déjà qu’on éclaire au gaz tous les Boulevards :

C’est admirable ! cet hiver on y verra mieux la nuit que le jour.

 Prodige pour les yeux, mais prodige aussi pour le commerce, qui, lui aussi, vit de « représentation ». En témoigne le recours alors habituel aux charmes sémaphoriques de la « demoiselle du comptoir », comme appas pour les débits de boisson, cafés ou estaminets. À l’auteur d’un article de mœurs sur cette figure obligée de la comédie parisienne, ladite demoiselle donne à rêver à cette notion de « représentation », sous sa forme à la fois abstraite et imagée.

 le beau est souvent pris pour l’utile. Un mot qu’on retrouve quand Balzac évoque les boulevards, dans son « Histoire et physiologie des boulevards de Paris » :[…] de deux heures à cinq heures, sa vie atteint à l’apogée, il donne sa grande représentation gratis. Ses trois mille boutiques scintillent, et le grand poème de l’étalage chante ses strophes de couleurs depuis la Madeleine jusqu’à la porte Saint-Denis. Artistes sans le savoir, les passants vous jouent le chœur de la tragédie antique […]. Ils vont comme des ombres ou comme des feux-follets.

 Dans ce mot au moins biface, j’ai envie de voir le passage entre la thèse de Stierle et le complément que j’aimerais ici lui apporter. Oui, en régime capitaliste, tout est soumis à l’abstraction de l’équivalent général. Mais la marchandisation de toute chose implique sa spectacularisation. La marchandise doit se faire désirer ; et, pour cela, se faire voir. Pour vendre, il faut avoir recours à une érotique des apparences. Et la vie parisienne, au sens restreint et spécial du mot — qui se dégagera surtout après 1850 —, la vie parisienne comme langue, est comme la mousse de champagne de cette érotique-là. Celle-là même qui, aujourd’hui, fait valser nos pubs

Ce qui fait que le spectacle n’est pas si abstrait que cela. De l’ordre du visible, et pas seulement du lisible. Pire encore, du désirable. Balzac ... une analyse en termes d’économie libidinale de « l’œil des Parisiens ». « Organe » vorace, nous dit Gaudisart II, « le plus avide et le plus blasé qui se soit développé chez l’homme depuis la société romaine, et dont l’exigence est devenue sans bornes, grâce aux efforts de la civilisation la plus raffinée » et chargée de désir :

 Cet œil consomme des feux d’artifice de cent mille francs, des palais de deux kilomètres de longueur sur soixante pieds de hauteur en verres multicolores, des féeries à quatorze théâtres tous les soirs, des panoramas renaissants, de continuelles expositions de chefs-d’œuvre, des mondes de douleurs et des univers de joie en promenade sur les Boulevards ou errant par les rues ; des encyclopédies de guenilles au carnaval, vingt ouvrages illustrés par an, mille caricatures, dix mille vignettes, lithographies et gravures. Cet œil lampe pour quinze mille francs de gaz tous les soirs ; enfin, pour le satisfaire, la Ville de Paris dépense annuellement quelques millions en points de vues et en plantations.

 

À l’évidence, le spectacle de la ville – et de ses vies –, tout feu d’artifice qu’il était, faisait aller la pulsion, scopique ou pire. Et si nous-mêmes continuons de marcher aux prestiges équivoques de la vie parisienne, c’est certes en historiens et en sémiologues, mais aussi en voyeurs : en « gastronomes de l’œil », comme dit Balzac. Accros encore à la « ville aux cent mille romans ». Désireux d’en « lamper » les « mouvantes poésies ».

 

 

 




Publié dans citations. Notes.

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