Début d'un article en ligne ( cf lien) de Jacques BOUVRESSE sur "la mode, la morale, la satire"
BOUVERESSE, Jacques. Essais II. L’époque, la mode, la morale, la satire. Nouvelle édition [en ligne]. Marseille : Éditions Agone, 2001 (généré le 12 janvier 2015).
1. Sur la mode en philosophie
Jacques Bouveresse, philosophe né en 1940
"Qu’il s’agisse de politique ou de philosophie, je ne suis jamais parvenu, en ce qui me concerne, à éprouver une sympathie spontanée et non mitigée pour les opinions de la majorité.
Les évidences du jour ont toujours, à mes yeux, l’inconvénient de ne pas susciter le minimum de méfiance, de résistance et de discussion critique qui est supposé distinguer une prise de position philosophique d’une adhésion immotivée et irréfléchie. À l’époque où j’étais étudiant, la Sainte Trinité Marx-Nietzsche-Freud bénéficiait d’un tel prestige qu’il n’en a pas fallu plus pour faire de moi un incroyant.
Je n’ai jamais pu admettre que des auteurs célébrés pour leur maîtrise exceptionnelle dans l’art d’ôter les masques et de renverser les idoles puissent donner lieu à leur tour à des formes de mystification et d’idolâtrie aussi stupéfiantes.
Une des raisons pour lesquelles je n’ai jamais été réellement séduit par le marxisme et la psychanalyse a été simplement le fait que tout ce qui comptait à l’époque en matière d’intelligence et de réflexion devait obligatoirement s’y référer.
Il n’y avait dans cette attitude négative aucun désir particulier de singularité ou d’originalité : ce qui est cru trop vite, trop facilement et trop massivement m’a toujours inspiré une répugnance instinctive.
J’ai gardé de mes années d’études parisiennes une prédilection marquée pour les chemins peu fréquentés, les doctrines interdites et les auteurs mal famés.
Si Wittgenstein avait été à la mode à ce moment-là, il est peu probable que je l’aurais lu avec le même intérêt.
Ce genre de penchant présente évidemment un avantage majeur : celui d’être facile à satisfaire en toutes circonstances.
Il met, en outre, celui qui le cultive définitivement à l’abri du genre de traumatisme que représente l’effondrement périodique des valeurs en cours.
Pour cette raison et parce que je n’ai jamais attendu de la philosophie autre chose que ce qu’elle peut, à mon sens, raisonnablement donner, je n’ai jamais été tenté d’identifier la déception provoquée par l’échec prévisible d’entreprises philosophiques ou philosophico-politiques excessivement ambitieuses et irréalistes avec une « crise » de la philosophie elle-même.
Le thème de la fin ou de l’impossibilité de la philosophie, qui a connu une telle vogue chez les philosophes français contemporains, m’a toujours semblé extraordinairement naïf et provincial."