Extraits d'un texte critique très intéressant sur la poétique de Pablo Neruda, de Dominique Casimiro

Publié le par Claire

Extraits d'un texte critique très intéressant sur la poétique de Pablo Neruda, de Dominique Casimiro

TROUVE SUR http://www.analisiqualitativa.com/magma/0801/articolo_06.htm

... Cette expression de la souffrance résonnera encore plus lorsqu’elle viendra à se confondre avec son homonyme «hay» («il y a»), répété 79 fois au cour des deux Résidences, comme dans l’extrait suivant, issu de «La Nuit du soldat»: «Ah, de chaque nuit qui survient, il y a un peu de braise abandonnée qui s’épuise seule…». 

Plus cette souffrance s’incrustera dans les modulations de la voix poématique nérudienne, plus celle-ci aura tout simplement du mal à s’exprimer. Aussi choisira-t-elle, lorsque le degré de douleur se fera intense, la répétition, le ressassement, une expression gauche et incorrecte, une syntaxe révolutionnaire pour comme marqueurs de sa souffrance.

La pièce intitulée «Seulement la mort» réunit, au vers 1 à 12, ces divers procédés:

Il y a des cimetières solitaires,
des tombes pleines d’os sans résonance,
le cœur traverse un tunnel
obscur, obscur, obscur,
nous mourons vers l’intérieur comme dans un naufrage,
comme si nous nous noyions dans le cœur,
comme si nous tombions de la peau à l’âme.

Il y a des cadavres,
il y a des pieds de dalle poisseuse, froide,
il y a la mort dans les os,
comme un son pur,
comme un aboiement sans chien.

Les italiques, caractéristique de ce poème, marquent à chacune de leur apparition au cours des Résidences,

un degré de plus dans la souffrance du sujet lyrique nérudien

devenu errant perpétuel, chemineau, pèlerin, homme décentré et sans repères,

arrivé au terme d’une route décevante et qui en ferait un bilan désabusé.

Résidence sur la terre dessine ainsi une courbe au cœur de la souffrance qui conduit de la douleur, de la tristesse et du silence, induits par le passage d’un temps qui saccage tout sur son passage.

[...]

Le locuteur en crise n’a de douleur que du fait d’être vivant. Son expression est de moins en moins limpide, son rythme se ralentit, ses sons deviennent pure imitation d'eux-mêmes.

Si près de la mort, un suicide poétique abrègerait-il les souffrances du sujet lyrique?

De par la rareté de la prose dans la trajectoire poétique de Pablo Neruda, cinq pièces attirent notre attention: «La Nuit du soldat», « Communications démenties»; «Le déshabité»; «Le jeune monarque» et «Établissements nocturnes».

L’écriture en prose devient expression poétique d’une tentative de suicide de la voix poématique nérudienne aphone et impuissante face à la progressive disparition de ses pouvoirs langagiers.

 

[...] cette souffrance aura servi, paradoxalement, d’humus fertile à la voix poématique nérudienne.

Ainsi lisons-nous, [...] «Moi, j’ai décidé de tirer profit de cette lutte, d’utiliser mes faiblesses. En effet, cette étape de souffrance, funeste pour beaucoup, est une matière noble pour moi!».

La dépréciation de la poésie n’aura donc été que rhétorique et la situation de souffrance nous apparaissent aujourd’hui comme l’un des moteurs de la création lyrique nérudienne.

Parce qu’il s’était senti impuissant face au Temps, parce qu’il s’était même décidé à faire le deuil de Soi, parce que l’idée d’un suicide poétique lui est passée par l’esprit, le sujet nérudien a simulé sa perte et sa disparition dans et par l’écriture et a contribué, de la même façon, à son éternité.


La souffrance, nous l’aurons compris, a servi, dans cette trajectoire poétique originale qu’est la trajectoire de Pablo Neruda, de facteur de création. De cette «saison en enfer» qui aura mis en avant une inquiétante tentative de suicide poétique, Pablo Neruda sera en mesure d’énoncer sa propre conception du travail poétique.

De Tentative de l’homme infini (1924) à Fin du monde (1969) où le poète n’aura de cesse de se décrire comme homo faber au travers d’une métaphore triple:

tantôt menuisier travaillant les mots,

tantôt boulanger chargé d’une certaine communication quotidienne,

ou encore forgeron, ouvrier métallurgiste engagé dans les luttes historiques.

De ce séjour, il aura compris que la poésie est un travail, une activité transformatrice.

Le poète n’est pas démiurge puisqu’il ne crée pas.

Toutefois, s’il est «matière qui chante» (Friedrich Engels), c’est au prix d'une souffrance et d'un travail du négatif.

La troisième Résidence (1935-1945) écrite à la suite de la souffrance ressentie par l'irruption du fascisme en Espagne, et la pièce intitulée «Les fureurs et les peine» et la séquence «L’Espagne au cœur» marqueront le retour de la souffrance comme motif créateur dans l’esthétique de Pablo Neruda; mais cette fois-ci, l’apport poétique sera considérable. Lisons l’introduction de «Les fureurs et les peines» pour nous rendre compte du nouvel apport de la souffrance –cette fois-ci du peuple espagnol– à la poésie nérudienne:

 Ah! Si seulement avec une goutte de poésie ou d’amour nous pouvions apaiser la haine du monde, mais cela, la lutte et le cœur résolu le peuvent seulement. Le monde a changé et ma poésie a changé. Une goutte de sang tombée sur ces lignes demeurera vivante en elles, indélébile comme l’amour.

La souffrance ressentie par Pablo Neruda face aux victimes de la Guerre civile espagnole ou celles, oubliées ou condamnées au silence, de la Conquête espagnole conduira à la création d’une voix et d’une langue poétiques nouvelles pour dire toute la vie et toutes les morts de l’homme universel. La solidarité dans la souffrance et le désespoir, la fraternité littéraire avec des poètes espagnols (García Lorca, Alberti, Hernández…) agira comme catalyseur et provoquera la réconciliation avec le monde.

Le locuteur poétique, désormais solidaire des hommes, deviendra messager de la Nature et de l'Humanité, mais aussi … boulanger!

Il fera de sa poésie un pain sensuel et quotidien. La souffrance, comme un levain, donc, mais un levain virtuel, comme nous le verrons, aura permis à ses mots de se gonfler de vie et d’atteindre d’autres horizons esthétiques et humains.

Publié dans citations. Notes.

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