Prise de notes sur ''La machine infernale'' sur le Site Philagora, tous droits réservés ©Jacqueline Masson; Le Sphinx , ou l'éternel féminin Lien photo Jean Marais, Jeanne Moreau media.gettyimages.com
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LE SPHINX, OU L'ÉTERNEL FEMININ
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Sous des traits de femme, un monstre associé à une divinité, voilà unsymbole fort, qui en dit long sur les sentiments de Cocteau...
Pour créer ce personnage, il va en effet, tirer un magnifique parti du genre que le mot sphinx porte en Grec:
le féminin, et avec sa liberté coutumière, il va aussi mêler différentes traditions. Il donnera pour compagnon, ou plutôt pour gardien, au monstre meurtrier de la légende grecque le chacal égyptien Anubis qui veille sur les morts.
Il jouera sur la notion de vengeance et glissera de l'idée de venger la mort de Laïus en punissant le parricide, rôle normalement assumé par les hideuses Erinyes, vers une notion plus floue, symbolisée par Némésis. Rappelons que Némésis est la Jalousie Divine qui punit les mortels trop heureux, ou, plus simplement, la Vengeance elle-même.
Chargée ici d'exterminer les jeunes mâles qui passent à sa portée, cette divinité poursuit donc en fait et sans le savoir le seul qui soit véritablement coupable du Meurtre du Père (dont, selon la psychanalyse, les autres rêveraient symboliquement...)
Pour remplir cette mission, elle devient Sphinx, mais elle tombe dans le piège que lui tend la nature féminine de cet être fabuleux, et c'est essentiellement sous l'aspect et avec la psychologie d'une jeune fillequ'elle tentera de jouer son rôle.
L'invention de Cocteau, aussi ingénieuse que compliquée, semble satisfaire la raison en donnant au succès d'Oedipe une cause sentimentale, elle permet aussi des métamorphoses et des surprises, qui enveloppent de "mystère" sa rencontre avec le Monstre. Ainsi, le Sphinx apparaît tour à tour -on serait tenté de dire à la fois- comme une jeune fille, un animal, une déesse.
Dans la tradition, il s'agissait d'une bête à tuer sans états d'âme, un "fléau" envoyé par les dieux. Nous retrouvons ici son caractère énigmatique, "le chien-fontaine... la vierge à griffes... la chienne qui chante..." et sa férocité:
"Moi! moi! le Sphinx!" proclame le Monstre, "d'une voix lointaine, haute, joyeuse, terrible", lorsque se révèle à Oedipe médusé celle qu'il avait d'abord prise pour une jeune fille.
De la femme, le Sphinx a la coquetterie, le caractère jaloux, les brusques fureurs, les joies fulgurantes, il a sa fragilité, ses doutes, sa tendresse, sa compassion.
Il a aussi la fraîcheur naïve et les rêves d'"une petite fille de dix-sept ans", âge charmant, qui permet l'amorce d'une idylle avec Oedipe (il a dix-neuf ans) et qui met en relief l'absurdité d'un mariage avec la reine, "une femme qui pourrait être votre mère!" s'étonne-t-(il) elle.
La situation et les réactions du Sphinx avant l'arrivée d'Oedipe apparaissent comme en écho de celles de Jocaste. Elles montrent le même désir de vivre et d'aimer, la lassitude et la révolte face à des obligations imposées, le refus ce qui semble absurde. Ecoutons le Sphinx:
"Voilà deux jours que je suis triste, deux jours que je me traîne...", "J'en ai assez de tuer. J'en ai assez de donner la mort"... "Pourquoi toujours agir sans but, sans terme, sans comprendre?... pourquoi... pourquoi... pourquoi... pourquoi..."
Leurs gardiens ont les mêmes préoccupations, tous deux redoutent les foucades de leurs protégées. Tandis que Tirésias calme et chapître sa "petite biche", qu'il sait sensible et impulsive, Anubis s'efforce d'apaiser le Sphinx et de le maintenir dans la voie définie par les ordres divins.
Il ne peut, cependant, l'empêcher de poursuivre sa chimère, une chimère dont il (elle) ne se débarrassera jamais vraiment, celle d'aimer, d'être aimée, de se dévouer jusqu'au sacrifice total, s'il le faut:
"Un jeune homme gravirait la colline. Je l'aimerais. Il n'aurait aucune crainte. A la question que je pose, il répondrait comme un égal. Il ré-pon-drait, Anubis, et je tomberais morte".
Elle offre ingénument à Oedipe l'ambitieux son image personnelle d'un bonheur fait de tendresse réciproque. Timidement, elle lui propose: "Et celui... ou celle qui vous mettrait en sa présence... je veux dire qui vous aiderait... je veux dire qui saurait peut-être quelque chose facilitant votre rencontre... se revêtirait-il ou elle de prestige au point de vous toucher, de vous émouvoir?"
Par des mises en garde, elle fait l'impossible pour éviter à Oedipe l'épreuve mortelle. Plus tard, quand elle lui a donné la victoire, elle temporise et cherche à s'interposer, pour écarter la réalisation de l'oracle abominable. "Je le préviendrai, je le sauverai, je le détournerai de Jocaste, de cette ville maudite..."
Elle ne peut pas croire à l'ingratitude de son prince, elle insulte Anubis qui l'avait annoncée, et ses cris rappellent ceux des amoureuses raciniennes: "Menteur! menteur! regarde la route, Oedipe a rebroussé chemin, il court, il vole, il m'aime, il a compris!... Vois-le qui saute de roche en roche comme mon coeur saute dans ma poitrine."...
Revêtue de la forme redoutable de Némésis, oubliée par le garçon qui court follement à sa perte, elle s'apitoie encore: "Il est si jeune..."
A la veille des noces fatales, elle tente d'y faire obstacle en rapportant la ceinture offerte par Oedipe et elle essaie un ultime avertissement, en envoyant son chien Anubis jusqu'au pied du lit nuptial. Celle qui s'attendrit et qui prétend aimer "les faibles" reste cependant "l'étrangleuse", elle dompte, elle tue. Elle humilie et réduit à sa merci Oedipe, qui l'a sous-estimée: "Silence. Ici, j'ordonne. Approche".
Plus tard, devant son échec et l'abandon du garçon, elle éclate en cris sauvages:
"Kss! kss! Anubis... tiens, tiens, regarde, cours vite, mords-le, Anubis, mords-le!...
J'ai la fièvre, je voudrais le rejoindre d'un bond, lui cracher au visage, le griffer, le défigurer, le piétiner, le châtrer, l'écorcher vif!...
Je veux repaître ma haine, je veux le voir courir d'un piège dans un autre comme un rat écervelé".
Terrible est cette colère, mais plus accablante et plus terrible encore, est la pitié de celle qui redevient Némésis avant son envol final:
"Les pauvres, pauvres, pauvres hommes... Je n'en peux plus, Anubis... J'étouffe. Quittons la terre".
Car il est impossible de sauver le Mortel que le Destin a condamné!