Lettre à mon père par C.A.-L.
Maintenant tu es mort.
Enfin...
Je fais allusion à ta dernière année de grabataire où tu n'as pas cessé de décliner.
A Noël quelques jours avant ton départ, tu étais si léger.
J'entre brutalement dans le vif du sujet.
Excuse-moi, mais les préambules je n'aime pas trop ça. Les politesses, les formules con-venues pour préparer l'interlocuteur à devoir accepter de faire, de dire, de penser ...Je les ressens comme de la manipulation. C'est plus fort que moi.
Enfin...
J'ai, en écrivant ce mot, conscience de dire des choses irrecevables, inconvenantes, au moins pour ma mère, ta fidèle épouse et pour ma sœur.
Revenons à toi.
Là où tu es,
tu as tout ton temps et tu n'es plus obligé de donner satisfaction à qui que ce soit, pas même à moi, mais bon...
Tu vas pouvoir ou devoir, là où tu es, maintenant et pour toujours, prendre ton temps, sans demander à ceux qui auraient pu t'éviter d'écouter, de se mettre entre toi et moi.
Tu es, dans cette lettre, en quelque sorte, mon prisonnier. Nous verrons bien quelle geôlière je suis.
Par « enfin », je veux donc dire que tu es au repos.
En repos, je ne le sais pas. De temps en temps, pour tes petits enfants tu mimais les soldats, qui apprenaient à obéir, au moment où ils faisaient leurs classes : « Repos ! Fixe ! »
« Repos ! Fixe !, Jean. ». Je ne t'ai jamais appelé comme ça, par ton prénom.
Tu parlais tout le temps. Tu ne pouvais pas sauf peut-être dans l'intimité, avec ma mère, éviter de parler, de commenter. De te protéger de l'angoisse, sans doute. Un de mes deux fils te ressemble un peu. Tu ne pouvais pas te taire. La parole muraille ou plutôt herse.
La stratégie de l'évitement. Je te comprends bien. Je suis un peu comme toi. J'ai du mal à supporter la confrontation frontale. Faiblesse ou conscience de la vanité des choses.
Tu as fini par mourir, après un an, non pas d'agonie-il n'y a pas eu lutte, à ma connaissance – dans le sens de « ce qui a été porté à ma connaissance » par ceux qui t'ont entouré. Ceux qui ont fait partie de ta garde rapprochée. Tes licteurs.
Je ne passais qu'une fois par semaine.
Il faut bien que je te le dise.
Je te disais tout...ou presque, avant mon mariage. Ensuite, avec ma mère vous commentiez ces informations...
Alors que tu prétendais que cela resterait entre nous.
C'est idiot. Comment ai-je pu croire qu'un père pourrait être un confident ???
Là tu m'as menti.
Mais mes relations avec ma mère étaient assez tendues. Tu servais d'intermédiaire.
Il faut bien que je te le dise. On m'avait conseillé de te prendre la main pour simplement te dire que je t'aimais et je n'ai pas réussi à le faire.
C'était impossible. Il y avait, (comme tu le souhaitais, sans aucun doute...Ton fameux système de défense...) toujours quelqu'un dans ton entourage. Des chiens de garde., précédant tes désirs, anticipant tes refus, tes craintes, craignant tes colères... à dire vrai, depuis une dizaine d'années déjà.
Toi qui, quand nous étions jeunes, mon frère, ma sœur et moi, voulais faire sauter certains tabous bourgeois, dans le langage. Ceux dont tu avais expérimenté la rigidité hypocrite.
Petit à petit ton appartement est devenu le siège du silence, de la banalité, du ressassement, d'un entre-soi dont je ne faisais plus partie.
On ne pouvait plus parler de rien.
Tu en as peut-être souffert aussi ?
Après un an de quasi immobilité.
Tu étais couché. Tu relevais ton buste en souriant naïvement, quand une personne se présentait près de ton lit, pour t'embrasser.
Ensuite – que se passait-il dans ta tête, alors ? - tu retombais sur ton oreiller et tu fixais avec attention le plafond de ta chambre.
Et dire que tu avais été si provocateur, râleur, sarcastique, moqueur....
Un jour, tu as avoué : « J'espère que, comme le dit François Mauriac, Dieu me pardonnera d'avoir voulu gagner sur tous les tableaux ».
Il n'a peut-être jamais dit vraiment cela, car tes citations, tu en faisais beaucoup, tu aimais ça, étaient généralement approximatives, voire fausses...
Depuis mon mariage ( il y a plus de 30 ans) je ne t'ai plus jamais parlé de façon un peu intime, personnelle. Tu ne le souhaitais pas à l'évidence. J'ai petit à petit cessé de le vouloir, moi aussi.
D'ailleurs, je me répète, tu n'étais jamais seul. Tu avais choisi d'être tout le temps entouré. Tu as obtenu satisfaction au-delà de toutes tes espérances.
Nous nous voyions en groupe, en tribu, d'aucuns disaient « clan », le samedi.
Donc, ce jour-là, tu étais tranquille : toujours accaparé par quelqu'un.
Je parle de tes petits enfants dont tu t'occupais exclusivement et ostensiblement .
Tu en as eu 8. Tu étais l'aîné de 8 enfants : ainsi ce chiffre t'a-t-il paru parfait.
Depuis quelques années tu semblais t'être spécialisé dans les enfants de maternelle et primaire. Au-delà, tu prétendais qu'ils ne s'intéressaient plus à toi. Et ma mère te suivait dans ces allégations provocatrices.
Dire que tu avais enseigné à la Faculté de Metz, dans le département d'Histoire et que tu étais très apprécié, à cette époque, pour ce que je croyais que tu étais. C'est cette « certitude » que j'aurais voulu transmettre à mes enfants, les ainés de la famille.
Là tu as envie de fuir...Tu reconnais dans mon ton de la déception, de l'amertume. Tu as raison.
En geôlière un peu sadique, je vais en remettre une couche...
Au moment où tu aurais pu, - car mes deux fils ont choisi d'étudier l'un l'Histoire, l'autre la Géographie...-leur ouvrir la voie, en quelque sorte, leur permettre de se mettre dans tes pas...tu t'es réfugié dans la prime jeunesse : rien ne t'a fait peur, bandes dessinées, dessins animés, poupées barbies, coloriages en tous genres, poissons d'avril extravagants etc etc
Ma fille, elle, née un peu plus tard, a davantage bénéficié de ce tournant et a choisi de vivre en artiste créative.
Les enfants d'abord »... Au point que ceux qui grandissaient n'existaient plus. Ils étaient même assez mal venus, ceux qui auraient préféré faire de toi un intellectuel. Tu avais finalement déjà quitté le monde rationnel depuis longtemps. Par défi ou rébellion.
Jusqu'à ce que j'atteigne l'âge de 16 ans, je t'ai trouvé fantastique. Pendant des années tu as été Professeur de Lycée et je trouvais tes relations avec tes élèves tellement cordiales. Ils comptaient beaucoup pour toi.
Nous tes trois enfants, nous connaissions leurs noms, étions mis au courant de leurs faits et gestes quand ils sortaient de l'ordinaire. Dans la rue quand par hasard l'un ou l'autre te saluait ou échangeait quelques mots avec toi nous épiloguions, passant de lui ou d'elle à d'autres, aux élèves en général, puis à l'éducation en particulier...Toujours dans dans une sorte d'énergie joyeuse.
Quel dommage que tu n'aies pas voulu/su t'intéresser à tout ce qui touchait à l'informatique.
Étant jeune, tu aurais adoré « You Tube ».
Tu avais un don pour les imitations, les sketches, les « fausses » interviews de personnalités que tu créais avec facilité.
Tu nous as enregistrés des heures durant, quand nous étions petits. Le magnétophone était branché en permanence.
Les invités avaient droit non pas à nos diapositives, mais aux « émissions » que tu avais imaginées, mettant en scène toutes sortes de personnages.
Tu aurais pu mener une deuxième carrière ! On peut bien dire que tu étais doué pour cela...Plus que pour faire cours d' Histoire- Géo aux Collégiens, d'un quartier très bourgeois.
Tu avais imaginé le personnage d'Alvin. Ta voix était méconnaissable, grâce à l'accélération de la bande-son...Il nous racontait des histoires.
C'est idiot, mais j'attends encore la suite !
Il faut dire que j'étais assez facile à épater.
Quand j'étais en 4ème, le jour d'une interrogation écrite de Géographie, tu m'as expliqué ce qu'était un « ru », je l'ai marqué sur ma copie et pour la première fois de l'année, le Professeur a inscrit un « très bien » dans la marge.
Alors, après, admirative..., je t'ai souvent demandé de m'aider.
Ma première vraie et grande déception, dans ce domaine, date de l'époque où j'ai passé mon bac.
Là, franchement, tu as été plus qu'insuffisant. Je sais que tu ne le nies pas.
Nous avons eu le temps d'évoquer cet épisode. Tu as même fini par en tirer quelque vanité...puisque tout s'est bien terminé.
Rien ne se perd ...pour un pédagogue.
En fait, tu m'as lâchée. Tu avais promis que tu me ferais réviser « mon Histoire Géo »...Matière d'oral, cette année-là. J'étais en Terminale Littéraire.
Inutile de te rappeler que tu n'as jamais été disponible.
Je comptais pourtant sur toi, car je n'aimais pas beaucoup ces deux matières.
En 1968, j'étais en 3ème.
Au B.E.P.C., l'épreuve d'Histoire Géo a été annulée au dernier moment et c'est toi qui m'as annoncé cette agréable nouvelle. Si mes souvenirs sont bons, là non plus, je n'étais pas prête.
Pour l'Histoire, au BAC. j'ai dû, deux jours avant l'épreuve, apprendre par cœur des petits cartons de révision achetés dans une librairie.
Le jour J, je suis « tombée » sur la N. E.P..
J'ai commencé mon oral en récitant le début de la Fiche ... « Après une période d'économie de guerre... », heureusement que le Professeur ne m'a pas demandé de commenter ces mots...Je n' aurais pas pu lui répondre. Je n'y comprenais rien. Tu ne m'avais rien expliqué...
« Relis tes cours tout simplement...ça te reviendra... »...Mais jamais rien ne me revenait, dans ces matières.
Et en ce qui concerne la Géographie, au moment de quitter la maison pour me rendre sur les lieux de l'épreuve, je t'ai demandé de me montrer le Canada sur un Atlas...Bien m'en a pris...J'ai été interrogée sur ce pays...Une chance. Seule la mémoire immédiate venait à mon secours.
D'autres souvenirs me reviennent...
Quand nous écoutions la Famille Duraton à la Radio pendant que tu faisais la vaisselle, lorsque nous habitions dans la maison de ma grand-mère maternelle.
Maison aujourd'hui détruite, dans un quartier méconnaissable.
Tu sais, j'avais une photo de toi dans mon sac de classe, quand j'étais en primaire.
Une fleur coupée dans la bouche. Tu te tenais souriant au bord d'une rivière du Jura, je crois, qui longeait la petite maison que nous avions louée pour les vacances. Tu avais l'air si jeune.
Vers la même époque tu partageais ton sandwich de midi vers 16 heures avec mon frère et moi quand tu venais nous chercher à la sortie de l'école le samedi après midi. Tu devais être absent toute la semaine, car tu avais été nommé prof à Mulhouse, me semble-t-il. Ensuite nous allions jouer à l'Esplanade.
Quand ma sœur est née, avec mon frère, nous passions les débuts de soirée chez nos cousins pendant que tu allais rendre visite à notre mère, à la maternité, non loin de là.
La nuit commençait à tomber. Je me souviens avoir ressenti une angoisse profonde en entendant au loin la sirène d'une ambulance.
Puis tu sonnais. Tu ne montais pas, tu nous appelais et nous descendions en courant.
Pourquoi je te dis tout cela ?
Et quand à la fenêtre de ma chambre je te regardais partir, le dimanche soir, le cœur serré.
Tu partais pour la semaine, à cette époque.
C'est souvent moi qui allais t'acheter tes cigarettes : deux paquets de gauloises sans filtres. Ce n'est pas de cela que tu es mort.
En fait, il me semble que j'essaye de retrouver le fil de ma relation à toi.
Cela prendra du temps, je pense. Tu m'as gommée de ta vie le jour où je me suis mariée.
Les choses n'auraient-elles pas pu être différentes ?
Enfin...
Je vais m'arrêter là. J'avais prévu d'évoquer d'autres moments. C'est vrai, en 55 ans, il s'en passe des choses.
Mais c'est curieux comme ces bribes du passé me rapprochent de toi et me font oublier mes reproches.
Enfin...
Je ressens que tu es (de nouveau) mon père à moi aussi.
Je t'aime et je pleure.
Porte-toi bien là haut mon petit papa.