Remontée d'un commentaire de juin 2011 que j'aime encore de Christophe Colera sur le livre d'Anne Dufourmantelle "La Femme et le Sacrifice"
Texte très intéressant relu ce matin en pensant à Amable Tastu qui en gros renonce ? ( abandon du désir en obéïssance aux lois du lignage familial ds classe aisée bourgeoise ) à la notoriété à laquelle elle aurait pu prétendre du fait de son talent ou (se) sacrifie ?, ( le sacrifice a besoin du regard fantasmé de la communauté dont elle se coupe, //elle a besoin de ce regard devant lequel elle se justifie, ergote qui la justifie quand même) est sacrifiée ? ( par le désir masculin de gloire )
Article de Christophe Colera
Il est des aspects de la réalité humaine dont une certaine rationalité instrumentale s’acharne à aplanir le relief, à désamorcer le potentiel, et qu’elle tente de rendre inoffensifs. Il appartient alors au penseur de les débarrasser de leur carcan de conformisme, et de banalisation. C’est ce que s’attache à faire, d’un livre à l’autre, la psychanalyste et philosophe Anne Dufourmantelle sur un sujet cardinal entre tous : celui de la féminité. Après avoir, il y a quelques années, dans son essai Sauvagerie maternelle, sondé le pouvoir des mères dans ce qu’il a de plus redoutable, elle en explore aujourd’hui le revers : le pouvoir de donner et de se donner la mort (symbolique ou réelle) en lieu et place de ce qu’une femme peut normalement donner, c’est-à-dire la vie.
A la différence du renoncement qui est un abandon du désir – qui obéit aux lois du lignage familial –, le sacrifice est une forme de «surdésir», une rupture active avec la communauté, en même temps qu’une convocation de l’Autre, pour briser le cercle, créer une ouverture.
La Femme et le Sacrifice est avant tout comme une promenade à travers les grandes figures et les grandes thématiques du sacrifice féminin. Cela lui donne une liberté à la mesure de son ambition. Sans s’embarrasser des particularismes sociaux, ethniques et historiques, l’ouvrage dresse une sorte de problématique existentielle générale saupoudrée de vocabulaire psychanalytique. Certes, selon l’expression consacrée, parfois «qui trop embrasse mal étreint». Notamment on peine quelque peu à saisir dans la démonstration de l’auteure ce qui unit réellement le suicide d’une jeune kamikaze palestinienne et la «vie blanche» des femmes réduites à une existence minimale, ce sacrifice qui «ne sacrifie rien» de l’aveu même de l’auteur (p.48). La différence entre cette dernière forme «intériorisée» de sacrifice et le renoncement ne réside-t-elle pas, au fond, dans le regard de la communauté, que précisément requiert tout acte sacrificiel, c'est-à-dire en dernière analyse le fantasme projeté par l’observateur extérieur sur ce qui peut être aussi bien sacrifice ou simple renoncement, voire simple accident ?
Néanmoins l’obstination d’Anne Dufourmantelle à séparer le sacrifice de la loi du désir (la «séparation» n'étant d’ailleurs pas le propre du sacré) et à voir dans les anorexiques qui s’allongent sur son divan des Antigone et des Iphigénie, a un mérite certain : celui de reconnaître la source spirituelle de leur mal (p.76) face aux tentations d’une médication purement chimique, c’est-à-dire, par la reconstruction imaginaire du sens, redonner à chacun les moyens de sa réappropriation subjective.
Pour Dufourmantelle en effet, c’est le refus du sacrifice dans les familles et dans notre société qui pousse au renoncement, au devenir-objet – dont le suicide peut être une forme. Le sacrifice, lui, refait advenir le sujet dans un acte sublime de différance quand plus aucune autre option vivable n’est offerte.
Ainsi donc l’auteure, au milieu d’une sorte de tableau des grands mythes disséqués à la manière de la Psychanalyse des contes de fées de Bettelheim, rend en quelque sorte justice à la jeune fille qui tue la mère en elle au nom d’un amour absolu pour le père, à l’amante instrumentalisée comme dans Breaking the Waves, à la mère qui accable ses enfants du poids de ses sacrifices, ou les sacrifie eux-mêmes. Elle les rapporte aux paradoxes de la psyché, et au mystère des vies singulières. Incidemment, c’est aussi le tableau d’un certain milieu, d’une certaine époque, qu’Anne Dufourmentelle dessine en filigrane : celui de ses clients, les classes moyennes ou aisées, urbaines, dans un univers occidental saturé de biens matériels, et de solitude individuelle.
Somme toute il ne s’agit là ni de philosophie ni de science rigoureuses. Seulement de remarques tirées d’une pratique clinique, et d’une libre méditation souvent très éclairante sur le corpus canonique de notre littérature. Comme la philosophie de Derrida qu’elle cite une ou deux fois, Dufourmantelle se garde de conclure, parce qu’au fond le sacrifice féminin – comme peut-être tout sacrifice – ne donne aucune leçon, si ce n’est une leçon d’humilité : une incitation au respect de la singularité des expériences individuelles. « On ne peut pas rejoindre une vie au-delà d’elle-même, de ce qu’elle laisse comme traces, comme souvenirs, comme chagrin », observe Dufourmantelle, à la fin de son livre, devant le suicide de Virginia Woolf. C’est intellectuellement frustrant, mais peut-être "existentiellement" adéquat…
Christophe Colera ( Mis en ligne le 30/04/2007 )