Enzo Cormann ( suite) ''Le théâtre remplit l'office d'un salutaire memento mori''
...J'ajouterai qu'en ces temps de pathétiques rêvasseries sur l'abolition du vieillissement et de la mort, le théâtre-le spectacle vivant- fête éphémère, remplit l'office d'un salutaire memento mori.
Méditation interrogative sur le geste d'être et de mourir, oeuvre inclonable et incodable, il attise les braises de notre conscience tragique, et ce faisant nous aide, autant que faire se peut, "à ne pas vivre et penser comme des porcs" (cf titre dernier ouvrage du philosophe défunt Gilles Châtelet)
...La re-présentation théâtrale du monde propose un regard singulier sur, et dans ce monde caractérisé par une mass-médiatisation oppressive, et des politiques consensuelles et infantilisantes.
Sa critique des représentations dominantes n'a rien de théorique. Ce n'est pas une "vue de l'esprit", un regard métaphorique porté sur le monde, mais un regard concret porté sur les gens, les mots, les choses.
...Regard à "focale fixe".
Le regard du spectateur embrasse la scène d'un point fixe, invariant ( #caméra)
Plan large et fixe que n'interrompt aucun montage, (Le noir coupe la vue, mais pas le temps #collages cinéma) et oblige en qq sorte la scène à bouger pour 2.
Cette invitation au mouvement, limitée ds ses effets plastiques et narratifs, vaut principalement pour le texte, qui est, en définitive ce que le théâtre donne à voir.
Le thé donne à voir le mouvement du texte.
Mais le texte est lui-même objet ET regard, vue ET point de vue, spectacle ET examen, subjectivité ET pensée.
Le thé est une façon de danse entre l'objet pensé et le sujet pensant.
Tous 2 sont donnés à voir en mouvement,d'un point de vue fixe et dans un temps continu, comme si la salle, l'assemblée de spectateurs, avait provisoirement délégué tout mouvement (comme toute parole) à la scène.
Le regard singulier du thé est mouvement délégué.
Toute fiction est examen, façon d'examiner les choses et les êtres sous toutes faces, en suspendant provisoirement le jugement ( ou le préjugé) moral, qui fixe, immobilise, paralyse le regard au quotidien....
examen soumis aux contraintes physiques de la condition humaine et à l'impondérable. Limites, fragilité = principe même, condition sine qua non, de son existence et de sa perpétuation.
Nul ne peut disparaître de scène.. tous doivent entrer et sortir ( même s'ils le font dans le noir, ce "noir" de théâtre que détestait si fort B.-M. Koltès.
Autant dire : à chaque fois que le thé essaie de tricher avec les contraintes qui le font ce qu'il est et non pas n'importe quel autre art de fiction,
il échoue, se ridiculise, et partant, se dénie toute légitimité.
la panne a ceci d'excellent au thé, qu'elle permet de mesurer exactement, subitement, la part d'artifice et de conventions qui sépare la représentation de la réalité ordinaire....
C'est dire que la représentation ne tient qu'à un fil...L'acteur relève la tête, regarde autrement la salle, sort imperceptiblement de la corporalité du rôle...interruption du jeu, reprise, (cassure incessante en répet)un je ne sais quoi, un presque rien, dans les regards, les corps qui suffisent à basculer du prosaïsme du chantier, à la poésie du drame, aussi fragile sidérant et magnifique que le "on dirait que je serais" de nos jeux d'enfants. La phrase magique est sous-entendue, elle va de soi.
Quand la panne arrive, l'acteur n'est (provisoirement ) plus délégué, délégation suspendue ( pouce!)
L'assemblée est totale. Hors d'elle, hors d'ici et maintenant : rien.
Délégation qui suppose un consensus ludique.
Règle du jeu acceptée de tous.
...L'ho de théâtre ne sait offrir que des visions, des élaborations subjectives, nées de ses méditations sur le mystère d'un art auquel il consacre son existence.
...Le mouvement qu'imprime l'acteur au texte consiste en premier lieu à le tirer du passé de l'écriture et à le projeter sur la scène du présent : forme d'intelligence paradoxale, à base d'innocence et d'impréparation. Jouer pour tous le rôle de celui qui ne sait rien, car le perso découvre la situation au fur et à mesure qu'il la vit.
Faute de cette découverte au temps présent, il n'est plus d'examen théâtral- tout au plus une lecture, illustrée de qq effets spectaculaires...)
L'acteur tire à la lumière le texte de la cave où il attendait.
Du récit il fait une action; de l'attente, il fait une course effrénée vers un futur incertain; d'une apnée il fait un souffle....IL fait du présent.
temps présent ET cadeau, offrande
présent plus que présent, vibrant de menace et d'incertitude, présent paroxystique; présent de la fraction de seconde qui précède l'explosion, durant laquelle se fait jour, haletante, cette unique question : qu'est-ce qui se passe?
Tension, suspense vers l'instant qui va venir, volonté de savoir.
...
la commande implicite de l'assemblée théâtrale comme un examen intercalaire ds le cycle production/consommation, tautologie compacte, qu'à la manière des trous noirs de l'espace, objets interstellaires d'une densité telle qu'aucune lumière ne peut s'en échapper, elle finit par absorber tous les secteurs de l'activité humaine qui passent à sa portée.
Examen intercalaire, ou interstitiel, susceptible d'étudier la subjectivité...comme désordre naturel des êtres, faute duquel il n'est plus, en effet, d'humanité viable que conformée à ses fonctions productrices/ consommatrices.
A l'heure de la mondialisation et de la globalisation -càd heure de l'exclusion, de la précarité et de la dictature financière- le théâtre ne doit "servir" à rien. ...S'il ne veut pas avoir à justifier bientôt son existence, ...sa survivance, en démontrant qu'il a sa place, ds la grande armée de la croissance, la grande machine à produire/consommer.
Ni même prétendre à une quelconque identité "résistante"...
Mais cette "étude" en mouvement du corps social, que constitue la re-présentation théâtrale, me paraît véritablement objecter à l'ordre supposé inéluctable, sinon naturel des choses.