Lecture de "Fragments à Amable Tastu" de Marceline Desbordes-Valmore
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Entre « poétes(ses) »
Je suis un jour « tombée » sur des « Fragments »[1] d’alexandrins que Marceline Desbordes-Valmore[2] auraient, autour de 1830, spécialement dédiés à Amable Tastu [3]. Les femmes poètes « reconnues » à leur époque - elles appartiennent toutes les deux au mouvement romantique - n’étant pas si nombreuses et leurs relations « poétiques » restant un peu mystérieuses, il m’a semblé intéressant de voir ce qu’a dit Marceline Desbordes (MDV/ MD/Marceline) sur Amable Tastu (AT, Amable) dans la mesure où il serait possible que, au-delà des propos mondains, elle l’ ait dans ces fragments précisément évoquée.
Il y a trois « fragments ». Ci-dessous se trouve, pour le plaisir, le premier suivi d’un commentaire teinté de vieux relents d’analyse scolaire…avec quand même un peu de paraphrase et d'extrapolations.
Encore une chose…
Même si le « Je » poétique est toujours problématique et qu’il renvoie à une instance qui dépasse la personne réelle des poètes, et qu’il en est de même de la personne à laquelle les vers s’adressent ou qu’ils évoquent, [4] j'ai pris le parti d'imaginer que celle à laquelle la poète[5] MDV attribuera, au vers 2, le qualificatif de « sœur »[6] est la poète reconnue, sa contemporaine et cadette, dont « le portrait poétique » va se dessiner à partir d'injonctions qui scandent le fragment. La relation de « sororité »[7] autorisant, par ailleurs, une certaine liberté de ton.
Amable semble donc être entrée dans le poème.
En fait, pour tout dire, le premier vers m’a troublée, je l’ai trouvé moqueur, ce qui ne correspond pas à l’idée que je me fais de Marceline Desbordes que je ne connais qu’à travers quelques très beaux poèmes lyriques, mais dont j’ai aussi retenu le surnom dépréciatif de « Notre Dame des pleurs ». De plus, depuis quelques années je m'intéresse à Amable Tastu et j'ai cru la reconnaître... Alors un possible duel entre les deux m’a paru suffisamment attrayant pour que j’y consacre du temps.
C’est très peu courant de rencontrer des textes, a fortiori des poèmes, qui dépassent le format d’une « citation » pour évoquer le travail poétique de quelqu’un d’autre. Pour cela il faut avoir de bonnes raisons.
PREMIER FRAGMENT
Si vous ne dormez pas, jetez-moi vos paroles,
ma sœur ! Comme au banni les divines oboles.
Chantez - moi de vos nuits les songes palpitants,
et soulevez un peu le froid manteau du temps.
5 C'est l' hiver, c' est l' absence, et puis, toujours une âme
au souffle de l' orage éparpillant sa flamme.
Etendez votre main entre elle et l' ouragan.
Vous ! Dont la lampe est haute et calme sous l'autan,
vous ! Dont l'âme relève une voix qui soupire,
10 envoyez-moi votre âme afin que je respire !
Versez un peu d'eau pure à mon sort altéré,
vous ! Qui tenez du ciel ce don frais et sacré.
Comme une fleur sauvage a soif de l'aube humide,
14 . mon souffle est altéré de ce trésor limpide...
Une fausse « conversation » nocturne
L’instance lyrique romantique va demander[8] à « sa sœur » poète, de rendre compte, poétiquement, de ses rêves : « Chantez-moi de vos nuits les songes[9] palpitants » (vers 3). Elle rompt le silence et nous introduit brusquement grâce à une scénographie théâtrale - quand le rideau s’ouvre sur un conflit qui enfin éclate -, dans un espace situé entre sommeil et veille, nuit et jour, là où vont se rejoindre l’inarticulé de l’ombre chaotique et le chant clair de la parole poétique.
On peut imaginer la scène et ses didascalies : C’est la nuit. Amable est allongée sur un sofa, non loin de Marceline qui veille et dont l’attitude trahit l’impatience...
« Si vous ne dormez pas, jetez-moi vos paroles (…) » … : Appel direct, dont le ton est vif.
MD est éveillée. Elle souffre et débute une sorte de supplication, un « quasi-dialogue » [10]. AT, elle, devrait être en train de dormir. Elle se trouve dans cette fragile frontière entre la vie et la mort, ce néant d’où l’on peut revenir ; parce que dormir, ce n’est que suspendre sa vie, voyager dans l’univers nocturne, métaphore du monde de l’invisible que le poète, en éveil, révèle par son chant.[11]
La proposition subordonnée de condition qui ouvre ex abrupto le poème, met Amable dans une position de pythie[12] un peu discréditée et sommée de parler. A l’hémistiche du même vers l’impératif « jetez-moi » crée une certaine violence et peut-être une irrévérence malicieuse, avec le rejet, « ma sœur », au vers 2[13].
L’emploi de nombreux impératifs (six) désigne une tension entre une volonté de la poète et la réalité. Il sera suivi de cinq autres impératifs, qui rapprochés marquent l’exacerbation. Ce mode fait entendre ensemble les deux protagonistes : l’une passive, - puisqu’Amable n’existera que dans les propos subjectifs de Marceline - et l’autre qui l’admoneste et la provoque, essayant de la contraindre à l’action, au mouvement.
Mais si MD semble déclarer qu’elle est en quelque sorte l’obligée d’AT, dont elle va ramasser les paroles, elle nous fait pourtant entrer dans une situation de communication dont l’une des interlocutrices est absente, quoiqu’envahissante et où l’antagonisme est perceptible. Et si MD semble avoir besoin des vers d’AT, elles sont en réalité à égalité de « statut » : toutes les deux sont poètes, même si Amable est plus jeune qu’elle et peut-être à ce moment-là plus « reconnue ». Mais le poème que nous lisons est bien celui de Marceline Desbordes-Valmore et non pas celui d’Amable Tastu.
Dès le premier vers les deux poètes s’entrechoquent « moi/vos ». Les occurrences de la deuxième personne du pluriel sont nombreuses (adjectifs possessifs ou pronoms personnels) et se mesurent à l’instance poétique, présente sous la forme de tout aussi nombreux marqueurs de première personne (moi, mon, ma) jusqu’au « Je » du vers 10, sujet de verbe respirer, « afin que je respire ». La poète est en train d’étouffer, la proposition de but donne un sens à la violence du premier vers. MD est oppressée. L’émotion dicte le déroulement du poème dont la fluidité est contrôlée dans la deuxième partie par l’apostrophe anaphorique « Vous ! ». Le pronom personnel ramène par trois fois (v. 8,9,12) l’attention du lecteur sur la destinataire du « message ». « Vous », désignerait la source des sentiments de doute ou d’envie qui semblent animer la poète et qui vont être explicités dans la suite du texte. « Moi », représenterait la « subordination » de MD devant la perfection de ce « vous » qui la déstabilise.
MDV demande-t-elle vraiment des conseils poétiques, à sa « sœur », peut-être endormie, ou bien veut-elle se servir d’elle pour répondre de manière indirecte à des circonstances/critiques[14] particulières qui nous sont mal connues ? Apaisez-moi …, semble dire la poète. Mais qu’attend-elle « concrètement » de sa « sœur » ?
« (…) Comme au banni [15] [jeter]les divines oboles[16]. »
MD dans le vers 3 complète, par une proposition subordonnée de comparaison la position des deux protagonistes antithétiques. D’un côté une « bannie », (elle-même ?) chassée (du Paradis[17]) comme Lucifer, en punition d’une rébellion (?) et de l’autre un être sous-entendu issu du « divin » (Amable ?) qui pourrait permettre à la première de s’améliorer et ainsi de réintégrer le lieu de la perfection. Demander, c’est agir pour combler le vide d’une supposée imperfection.
De nombreuses questions se posent : Quels sont les marqueurs du « divin » ? Qu’entend-elle par « divines oboles » qui riment avec « paroles » ? Et en quoi consiste ce Paradis dont elle serait chassée ?
Chantez[18]- moi de vos nuits les songes palpitants,
Un deuxième impératif réoriente le texte dans un sens, en quelque sorte plus concret. Ce qui est demandé par MD à sa sœur en poésie c’est de « chante[r] » et ainsi de lui offrir d’autres mondes, nés de ses sortilèges nocturnes ! AT est ici consacrée poète lyrique inspirée capable de convertir la nuit en puissance créatrice.[19] Elle a ce pouvoir. Les espaces ouverts aux confins du réel, dans les rêves, ou leurs presque équivalents, les « songes »[20] deviennent des chants que les poètes-aèdes ramènent de cet au-delà dont il a déjà été question dans le vers 2. Le passage, ici, se fait de poète à poète : MD pousserait AT à « chante[r] », pour que les révélations de l’invisible, rendues sensibles à travers son chant, lui offrent la possibilité d’étendre son expérience poétique à elle (qui chante déjà). Ce qui semblerait dire qu’elle refuserait pour elle-même le trouble que procure le sommeil en termes de dislocation du « Je ». Voudrait-elle en faire l’économie ?
4. et soulevez un peu le froid manteau [21]du temps./C'est l' hiver,[22] c' est l' absence, (…)
Le vers suivant coordonne, en le complétant, un autre impératif « soulevez ». « Chante[r] » donnerait le pouvoir de « souleve[r] un peu le (…) manteau du temps ». L’image semble venir d’un rondeau de Charles D’Orléans (cf. note 21). Elle est saisissante et touche aux sens. Toutefois il n’y a aucune exaltation dans le court mouvement ascendant (« un peu ») réclamé par Marceline Desbordes : l’engourdissement hivernal est tel ! Le « temps » ? Bien sûr météorologique, mais aussi, puisque « Tous les temps sont Protée[23] », le temps présent, historique qui renvoie à l’état d’esprit de la poète au moment où elle écrit.
Au vers 5, la répétition anaphorique du présentatif « C’est » associe la quatrième saison de l’année à « l’absence ». D’une part cette saison, qui est nommée, confirme, et rassemble, en un seul mot, les impressions du vers 4, mais encore, en se reliant aux vers de Charles d’Orléans, pour lequel, en hiver ni « bête ni oiseau (…) en son jargon ne chante ou crie », elle exprime la distance glaciale à soi-même vécue par celle qui ne réussirait pas à chanter en « son jargon ». En soulevant légèrement le manteau[24] dont MDV se sent recouverte, AT lui permettrait donc d’accéder à « son (propre) jargon ». Ce qui donne au terme « absence » qui fait figure d’intrus – puisqu’il quitte le champ lexical de l’écriture et renvoie plutôt au thème romantique de l’absence amoureuse non présente dans le texte -, la possibilité de dire que les poèmes d’Amable Tastu la conduiraient à l’acceptation de l’amour « de soi ». Ils combleraient l’angoissante distance de soi à soi, vécue comme une « absence ».
5. (…) et puis, toujours une âme /au souffle de l' orage éparpillant sa flamme.
Le deuxième hémistiche du vers 5, qui se poursuit sur la totalité du vers 6 contient un autre équivalent (mais antithétique) de l’hiver (« c’est » y est sous-entendu) coordonné par « et », lui-même appuyé par « puis » qui ralentit le rythme de la phrase, la laissant s’épanouir dans l’enjambement qui précipite l’« âme » de la rime vers la « flamme » qui pourrait la consumer. La métaphore de l’orage prisée par les Romantiques donne une dimension supra-humaine à ce qui agite la poète. Celle-ci se présente comme une âme (la sienne) mise en difficulté par le déchaînement de l’orage auquel elle est consubstantielle. L’âme[25], en effet, est contiguë au « souffle » par l’étymologie ainsi que par sa place en tête du vers 5. La flamme est autant celle de l’âme que celle de l’orage : « sa » étant ambigu…et l’adverbe absolu, « toujours » instaure à cet état d’« éparpillement », une permanence paradoxale. Le participe présent « éparpillant », dynamise et colore l’âme aléatoirement dispersée grâce à l’harmonie imitative des allitérations en [f] et [l]. Le caractère paradoxal étant évidemment aussi souligné par le fait d’associer la froideur de l’hiver à la chaleur de l’orage. Or, si MD fait cause commune, par endroits, avec la nature vengeresse, elle raconte sa désolation, devant la conscience qu’elle a de manquer de cette unité formelle requise par la poésie.
7. Etendez votre main* entre elle et l' ouragan.
La référence biblique du vers 7 fait de « [l]a sœur » de Marceline un nouveau Moïse[26] qui doit conduire, l’âme créatrice de MDV, « la bannie », vers la terre promise… Et la poète (MD) qui le lui commande, se transforme de facto, en Dieu. La « main » horizontalement séparatrice est à l’hémistiche. D’un côté l’autorité (contrôlée par MD) d’Amable, de l’autre, la « dé(en)chaînée » Marceline qu’accompagne la tempête tourbillonnante aux vents violents. La dissociation souhaitée est destinée à la rendre « autre », étrangère à elle-même, or c’est ce dont la poète semble vouloir « guérir ». Encore un paradoxe, d’autant plus que MDV parle d’elle de l’extérieur, à la troisième personne, « elle » est toute dans son « âme ». Ce qui ressort de cette apparente confusion c’est l’idée, de la part de Marceline Desbordes Valmore, d’un questionnement philosophique sur le « Qui suis-je ? » poétique.
8. Vous ! Dont la lampe est haute et calme sous l'autan,/vous ! Dont l'âme relève une voix qui soupire,
10 envoyez-moi votre âme afin que je respire ! /Versez un peu d'eau pure à mon sort altéré,
vous ! Qui tenez du ciel ce don frais et sacré.
Les cinq vers suivants, construits en chiasme[28], vont intensifier la présence de la destinataire du poème, pointée du doigt. L’anaphore du pronom personnel interjecté (v. 8, 9, 12) donne l'impression que la demande de MD est plus pressante. D’ailleurs, pour la première fois et la seule, le sujet lyrique se dévoile comme « je », dans la proposition subordonnée de but : « afin que je respire ». Il y a, toutefois, à ce stade de la lecture, toujours une hésitation sur la tonalité à donner à ces « Vous ! » : humble supplication devenant quasi mystique ou parodie.
8. Vous ! Dont la lampe est haute et calme sous l'autan,[29] /vous ! Dont l'âme relève une voix qui soupire,
10 envoyez-moi votre âme afin que je respire !
Trois vers pour une phrase impérative qui va faire fusionner les deux protagonistes en mêlant concret et abstrait, corps et esprit et peut-être aussi deux tonalités. Le vers 8 quitte le domaine strictement poétique. La lampe, biblique[30], qui éclaire, réchauffe et brille tel un phare dans la nuit, métaphorise dans une proposition subordonnée relative attributive la réputation d’Amable Tastu étiquetée « dans la vie » comme un modèle de vertu. Toutefois, celle-ci n’est pas épargnée, elle est également soumise aux éléments, pas à « l’ouragan » houleux, certes, mais à la chaleur et à la sécheresse de l’« autan », qui est en accord rimique avec l’ouragan. Mais, elle ne lui cède pas, jamais. Le présent de vérité générale en atteste ; et les voyelles [a], [o], [an] palpitent doucement.
Le vers 9 structuré de la même façon que le précédent réintroduit la voix poétique et avec le verbe « relève », à l’hémistiche, l’idée de décollement, de création d’un espace. Depuis le début, le champ lexical dans lequel entrent les impératifs : « jetez/ soulevez/étendez/envoyez/versez » est celui du mouvement. De haut en bas, de bas en haut, ou à l’ horizontal, pas nécessairement de grande ampleur, tel qu’il est demandé à Amable, il s’oppose à celui de l’orage et de l’ouragan. « L’âme » qui au vers 5 était celle de MD est maintenant celle d’AT. On la retrouve au vers suivant où, à l’hémistiche, elle devient « votre âme ». Sa position dans l’alexandrin, en relation avec « relève » donne mimétiquement à la voix du lecteur la possibilité de monter, d’atteindre son point culminant avant de redescendre[31], sur respectivement « soupire » et « respire », à la rime des vers 9 et 10. MD et AT appartiennent donc au même monde de l’âme et du souffle mais chacune avec leur singularité. Les allitérations en [v] participent à une tonalité en demi-teinte qui a à voir avec l’état d’insatisfaction dont témoigne le soupir. Le dernier vers qui débute par « [E]nvoyez-moi », (par courrier ?) un verbe qui confirme le caractère différé, distancié de l’interaction existant entre les deux poètes. D’autre part étant concret, il rompt, dès lors qu’il est associé à « l’âme », la mélancolie du propos en y ajoutant un caractère un peu désinvolte. Ainsi, MD demanderait-elle, sans ambages, à AT de se départir de son âme/ du souffle (divin) de son talent poétique et de la/le lui donner… ? Et ce serait vital, pour elle : « Afin que je respire ! » ... Exagération et fausse modestie ?
11.Versez un peu d'eau pure à mon sort altéré,/ 12. vous ! Qui tenez du ciel ce don frais et sacré.
Les deux vers suivants sont les derniers adressés directement à AT. Le chiasme qui fait se rapprocher les deux impératives des vers 10 et 11 enfièvre la prière de MD qui devient plus pressante et mystique. Le vers 12 reprend la structure des vers 8 et 9 : l’interjection du pronom personnel, suivi d’un pronom relatif qui cette fois-ci est sujet. Ce qui permet à MD de mettre AT directement en face de ses responsabilités. Un « don » du ciel se partage…Bien sûr, entre initiés seulement, puisqu’il appartient au « sacré ». Ici encore les références sont religieuses. L'eau est, dans la Bible un trésor, elle purifie, étanche la soif et guérit [32] . AT devient le prêtre qui verse de « l’eau pure »[33] consacrée sur le front de MD, la catéchumène. Toutefois, le participe passé « altéré » peut aussi bien signifier assoiffé que dégradé, abimé. Si l’on considère qu’il est l’épithète du mot « sort », destin, alors, il s’oppose à une vision chrétienne et n’a donc plus grand-chose à voir avec le désir d’eau baptismale. [34] En outre, par l’intermédiaire de ces symboles, MD place AT parmi les romantiques « originels »[35] auxquels on a pu reprocher d’être hors du corps, hors de la chair, du désir ; et, donc « sacrés » et « purs », comme le Werther de Goethe. Le corps étant alors du côté de l’impur. Ces vers pourraient renvoyer aux jugements moraux portés, au XIXe, sur les deux femmes poètes, la froide et austère Amable (bourgeoise dont le mari jusqu’en 1830 était éditeur) versus la vivante et humaine Marceline ( comédienne, autodidacte, plus « populaire »).
Comme une fleur sauvage* a soif [36]de l'aube* humide[37],/14 . mon souffle est altéré de ce trésor limpide...
Les deux derniers alexandrins développent une comparaison (la deuxième du fragment). MD (ou par métonymie « [s]on souffle ») est comparée à une fleur. Les thèmes romantique et biblique s’y trouvent rassemblés pour mettre en scène le manque.
Partons du comparé (v 14). La répétition du participe passé « altéré » attire à nouveau l’attention sur le vers 12. Ce qui permet de (re)considérer les quatre derniers vers comme une sorte de « quatrain » (malgré les rimes plates). Les deux hémistiches (le premier du vers 14 et le deuxième du vers 12) croisés, en fermeture de vers (pour retenir la pureté liquide) et en ouverture (pour accueillir la lumineuse clarté encore cachée) insistent sur la passivité de MD et sur sa dépendance à AT pour ce qui est de la transparence et de la « pureté ». « Mon sort » est l’équivalent de « mon souffle »[38]. Les allitérations en [s] (7) et en [z] (3) où le sourd et le sonore se mêlent créent une harmonie imitative tenant à la fois du souffle empêché et de l’abeille[39], qui curieusement ne butine pas la fleur sauvage du vers 13. « Le trésor limpide » du vers 14 qui appartiendrait à AT est un synonyme biblique de l’« eau pure » du vers 12 auquel il apporte les sèmes opposés du « cacher » (trésor) et de la « transparence » ( limpide).
Le vers 13 est celui du comparant, antéposé. S’impose à la rétine l’image du seul « fruit » de la nature qu’est cette fleur commune « in-cultivée », indomptée, à la croissance prolifique, personnifiée par sa soif - à défaut d’arrosage humain - de la rosée aurorale qui dés-altère sans excès. L’adjectif « humide » maintient dans le concret la « fleur » - qui en poésie peut aussi représenter la femme et donc la poète elle-même - et apporte à « l’aube » quelque chose de marécageux et d’« impur ». Si la comparaison fonctionne, « ce trésor limpide » et « l’aube humide » sont à lire l’un par rapport à l’autre. On peut se demander ce que « l’aube humide » ajoute au « trésor limpide ». Malgré la rime et le sème de la liquidité qui les réunissent, ils sont à certains égards antithétiques : l’un est concret, l’autre abstrait, l’un est lourd, sombre et l’autre léger, lumineux ; de plus, le trésor qui naît plutôt d’une accumulation est incompatible avec l’aube, point du jour qui dit les débuts et la nouveauté et aussi la séparation, la distance d'avec la nuit. « La fleur sauvage » se retrouve dans un autre poème de MDV où jouant le rôle de la madeleine de Proust, elle va être associée à un « filet d’eau vive » pour évoquer la nostalgie d’un amour d’enfance[40] .
Pour conclure
Mirage ...
J'ai eu besoin de toutes ces lignes pour échapper à l'emprise de l'écriture de Marceline Desbordes Valmore qui m'a fait, dans ce fragment, reconnaître Amable Tastu.
Les vers se terminent sur des points de suspension. Dans une forme génériquement hybride ( théâtre/poésie lyrique), Marceline Desbordes Valmore confronte deux personnages. Ce sont deux poètes "Je" et "Vous" qui s'opposent sur leur l'art poétique. L'une, une poète en demande pressante d'inspiration s'adresse de façon un peu cavalière à une autre poète envahissante, mais absente.
Toutefois puisque le "je" est semble-t-il à la recherche d'une unité qui lui manquerait, il se pourrait que le "vous" de la supposée Amable soit en fait la représentation de ce à quoi Marceline Desbordes croit devoir ressembler, - un "idéal" auquel elle devrait correspondre - ce contre quoi elle lutte quand elle écrit, qui lui sert de repoussoir. Ce qui expliquerait la violence de certains termes et la lutte intérieure visible dans l'accumulation des paradoxes.
"Je" fait état d'un mal-être et "Vous" qui pourrait être une très irritante et caricaturale Amable Tastu, transformée en "sainte nitouche" qui concentrerait cette distance signalée par le "Je". Ce serait dans cet état d'esprit de combattante contre une partie "attirante" d'elle -même que Marceline Desbordes pourrait écrire.
Je dis à un moment donné qu'il ne s'agit pas d'une histoire d'amour, en fait si. D'amour et de refus. D'amour orageux d'elle-même qui dit un refus la fois du "Je" et du "Vous" pour une écriture autre, celle de Marceline Desbordes-Valmore; ce dont elle fait dans ce fragment la démonstration.
La poète met en scène le défi intime qu'est l'écriture poétique, "entre nuit et jour", entre l'ombre d'un inconscient irrationnel ( "Je") et le conscient d'une parole poétique claire et reconnue ("Vous").
[1] Cf. le site https://www.plumedepoesies.org/t30663-marceline-desbordes-valmore-1786-1859-fragments-a-madame-a-tastu
[2] MDV née en 1786 à Douai est morte à Paris le 23 juillet 1859.
[3] A T née à Metz en 1795, morte à Palaiseau en 1885) est une poète du romantisme
[4] De plus, le lyrisme accorde une grande valeur à la sincérité autobiographique, ou à son apparence, l’illusion du vrai. Il s’agit de : « faire sincère et faire « vrai ».
[5] Marceline Desbordes Valmore est aussi comédienne.
[6] MDV utilise ce terme dans de nombreux poèmes confidences. A son époque, « les sœurs » sont des muses inspiratrices, mais, les « vrais créateurs » sont masculins. On peut y voir une façon originale de s’adresser aux femmes poètes, exclues de la fraternité des poètes hommes. Il met en évidence une recherche de symbolisation et d'universalisation de la femme poète, en dehors de la sphère masculine, mais à égalité avec elle.
[7] Une sororité qui s’oppose à la « fraternité » revendiquée par les poètes masculins.
[8] Le Romantisme voit dans la poésie le moyen d’explorer la part nocturne de la connaissance qui avait été refoulée par les Lumières. Les chants poétiques s’originent dans l’infini de la nuit.
[9] Si le rêve reflète les préoccupations de l’âme, conditionné par la vie du rêveur, le songe exprimerait plutôt l’intervention d’une puissance extérieure à l’âme.
[10] Du discours direct, sans échange de répliques.
[11] : Le poème est conçu depuis le fond de l’âme.
[12] Dans son sanctuaire de Delphes, Apollon exprimait ses oracles par la bouche de sa prêtresse, la Pythie.
[13] Référence, par exemple, à Molière : « C’est à vous que je parle, ma sœur », Les femmes savantes ou à Racine, « Quoi ? tandis que Néron s’abandonne au sommeil (…) », au début de la scène d’exposition de Britannicus.
[14] Même si la poésie de Marceline Desbordes était appréciée du vivant de celle-ci, les poètes hommes de sa génération ne la ménageaient pas, son surnom de « Notre Dame des pleurs » en témoigne. Amable Tastu quant à elle, était réputée, notamment dans son premier recueil, pour une poésie plus épurée. MDV disait d’elle : « Son talent est sans tache, comme sa vertu. »
[15] Dans son poème intitulé « le banni », MDV le présente comme « cette âme [que l’on regarde] passer traînant son orageuse flamme […] âme exilée […] Rien sur son corps ne tient que par lambeaux. ».
[16] Si l’obole peut, dans la mythologie gréco-romaine, payer le nocher de la barque des Enfers, pour que les morts passent sans encombre le Styx, ce fleuve qui entourait les Enfers, il s’agirait alors d’aider MD à « passer » le fleuve, afin qu’elle devienne une « vraie » poète, reliée à son « moi » profond. Et pour ce faire personne ne vaudrait Amable Tastu !
[17] Ange déchu, Lucifer est banni du Paradis chrétien en punition de sa désobéissance à Dieu.
[18]Cf. Le début de l’Iliade : « Chante, déesse, la colère d’Achille, le fils de Pélée ; détestable colère, qui aux Achéens valut des souffrances sans nombre et jeta en pâture à Hadès tant d’âmes fières de héros, tandis que de ces héros mêmes elle faisait la proie des chiens et de tous les oiseaux du ciel – pour l’achèvement du dessein de Zeus. »
[19] Tout comme Orphée, qui pris de doute, au sortir des Enfers, se retourne et crie le nom d’« Eurydice ! ». Son nom la remplace, alors qu’elle s’enfonce à nouveau dans la nuit éternelle.
[20] Dans le champ lexical du théâtre le songe annonce l’avenir ouvrant la voie au tremblement sacré.
[21] Cf Charles d’Orléans : « Le temps a laissé son manteau/De vent, de froidure et de pluie,/Et s'est vêtu de broderies,/De soleil luisant, clair et beau.(…) Il n'y a bête ni oiseau/ Qu'en son jargon ne chante ou crie :/Le temps a laissé son manteau !"
[22] CF. Le poème « hiver » de MDV : « C’est l’hiver, c’est le soir, près d’un feu dont la flamme/Eclaire le passé dans le fond de ton âme./Au milieu du sommeil qui plane autour de toi,/Une forme s’élève ; elle est pâle ; c’est moi ; ».
[23] Amable Tastu, Peau d’Âne
[24] Le manteau comme une peau d’âne ?
[25] L’âme vient du latin anima : souffle, respiration.
[26] Exode, 14 » Moïse étendit sa main sur la mer. Et l'Eternel refoula la mer par un vent d'orient, qui souffla avec impétuosité toute la nuit; il mit la mer à sec, et les eaux se fendirent…”
[28] Aux vers 10 et 11, les deux propositions principales impératives se rencontrent
[29] L’autan est un vent sec et chaud irritant les nerfs : « le vent des fous ».
[30] La Lampe symbolise les chrétiens, lumières du monde grâce à leurs vertus
[31] La césure à l’hémistiche correspond au point le plus haut de la déclamation, suivie d'une légère pause avant que la voix ne décroisse.
[32] Ezéchiel, 36 (...) Je répandrai sur vous une eau pure, et vous serez purifiés; je vous purifierai de toutes vos souillures (...) Je vous donnerai un cœur nouveau et je mettrai en vous un esprit nouveau;
[33] L’eau pure contraste avec la violence de l’eau torrentielle et déchainée qui incarne la colère divine et les châtiments qu’elle génère.
[34] Pour les chrétiens l’homme est libre, il a des choix à faire, tout n’est pas fixé à l’avance.
[35] Les premiers romantiques dédaignant l’univers social privilégiaient les paysages déserts, sans traces d'activité humaine, qui favorisaient leur méditation.
[36] Psaumes 41-42 - Mon âme a soif du Dieu vivant
[37] Allusion peut-être aussi à un poème de Théophile Gautier « Pour consoler la fleur sauvage/L’aube a des pleurs », 1845
[38] Le souffle de l’orage ( V.6) qui agitait son âme est devenu le sien.
[39] L’abeille est amie des poètes. Symbole de l’inspiration.
[40] "L’haleine d’une fleur sauvage,/En passant tout près de mon coeur,/Vient de m’emporter au rivage,/Où naguère aussi j’étais fleur :
Je respire encor ton pouvoir ;/Fleur à mon enfance donnée,/Cette ombre qui joue à ma rive/Et se rapproche au moindre bruit,/Me suit, comme un filet d’eau vive,/A travers mon sentier détruit."