En marge de l'année Gutenberg (mort il y a 550 ans), et de la fête des imprimeurs ( de juin 2018) ...introduction générale au poème d'Amable Tastu (l'épouse de l'imprimeur Joseph Tastu) : ''Le Cabinet de Robert Estienne'' (l'imprimeur du Roi François 1er), paru en 1836, in "Poésies nouvelles"
LE CABINET DE ROBERT ESTIENNE ( cf texte intégral en lien. L'analyse complète du poème se trouve dans un petit opuscule intitulé " Le Cabinet de Robert Estienne annoté "qui prend place dans la série des Lectures de Claire Antoine parues ... en autoédition ... chez Thebookéditions)
À moi donc, art des vers, bel art du bien-mentir !
Dans Poésies nouvelles, recueil paru en 1836, Amable Tastu a rassemblé des textes en vers portant sur des sujets variés qui donnent tous une idée des débats dont son époque était friande. C'est en quelque sorte d'une part, en chroniqueuse pédagogue, quelle aborde - dans le poème didactique en vers, intitulé Le cabinet de Robert Estienne, qu’en 1829, elle adresse à ces « Messieurs de l’Académie française » - le thème de l'imprimerie dont l'invention est « le plus grand événement de l'histoire ». Mais c’est en poète pédagogue qu’elle en profite aussi pour donner « une leçon de poésie ».
Mais n'allons pas trop vite.
Retenons tout d'abord (pour mieux comprendre pourquoi le troisième recueil d'Amable a déçu ses lecteurs) qu'en choisissant d'y privilégier (sans prévenir par un titre qui aurait pu laisser entendre qu'elle avait conscience de ne pas faire de la stricte poésie "pure", refuge des qualités de l'âme) le genre de la poésie savante didactico-scientifique, elle se positionne aux yeux des hugolâtres comme une auteure conservatrice, nostalgique des Lumières qui étaient perçues comme des menaces contre la spiritualité. Les progrès scientifiques sont souvent accusés d’avoir ôté au monde sa substance poétique et religieuse.
Voici des éléments sélectionnés pour éclairer certains aspects du texte
La question de l’invention de l’imprimerie a engendré, au XIXe, siècle sensible à la démonstration de la démocratisation de la culture, une abondante littérature portant sur la diffusion et sur la nature même de la pensée humaine. « L'invention de l'imprimerie est le plus grand événement de l'histoire. », c'est ainsi que Victor Hugo commente la découverte de Gutenberg.
Au XIXe, moment où l'art rencontre l'artisanat et l’industrie - ils ont le même pouvoir de transformation et de production du réel - l'imprimerie connaît sa première révolution, soit entre 1816 et 1838. Même si les imprimeries françaises ne sont pas toutes à ce moment-là dotées des machines les plus récentes, les innovations sont nombreuses et permettent d'augmenter sensiblement les rendements de production des imprimés en tous genres : journaux, livres, textes administratifs, notamment grâce au nouveau procédé de composition qu'est la stéréotypie; un procédé qui remplace les caractères mobiles par un bloc solide portant le texte en relief et utilisable à chaque réimpression. On ajoute également aux textes des illustrations grâce à la gravure sur pierre ( la lithographie).
Diffusion du savoir pour un développement progressif de l’individualisme
Dès le début...
L’invention de l’imprimerie permet de répandre largement, dans un idéal d’alphabétisation généralisée, d’une part, les trésors que constituent les manuscrits de l’Antiquité, grecque et romaine conservés dans des monastères et rassemblés au début du XV° siècle, en Italie, par des lettrés pour des populations aisées ; et d’autre part les traductions de ces œuvres en français qui vont s’affranchir petit à petit des modèles pour forger une véritable culture française.
Grâce à la souplesse du procédé – la mobilité des caractères et des mots – la copie à la main des moines va laisser la place aux variations introduites par les "penseurs" et les "poètes" et s’adapter aux besoins des époques qui jalonnent les progrès de l’humanité.
NB. Sur le plan religieux, en Europe, la conséquence directe de l'invention de l'imprimerie est la Réforme protestante. Chacun peut se procurer une Bible, la lire librement, littéralement par lui-même sans attendre d’interprétation officielle codifiée. Et sur le plan politique, le discours libéral porte l’idée que l’imprimerie est le principal agent de l’opposition entre le pouvoir de l’Église et le progrès des lumières.
Au XIXe : le statique et le mobile
Dans Notre-Dame de Paris, 1482, paru en 1831, Victor Hugo pose des questions autant sur le rôle politique et social de l’imprimerie que sur son rôle philosophico-esthétique. La typographie procède d’un éparpillement des signes, synonyme d’immortalité et en même temps de disparition. Elle matérialise, permet et accompagne les traces vagabondes, aériennes, vivantes de la pensée toujours en mouvement, insaisissable, prête à des milliers d'agencements différents ..
" La cathédrale et le livre"
Quand il affirme que l’imprimerie "tuera l’architecture" ancienne, il signifie que le temps n'est plus d'un monolithisme massif inamovible, unité colossale théocratique qui fait obstacle au libre développement de la pensée "mobilis in mobili".
On ne construira plus de monuments-cathédrales, (où le sens des mots ne peut se comprendre que dans le lieu -même où ils sont proncés et gravés), mais d'innombrables monuments-livres, qui peuvent être compris partout, détachés de leur "originel" d'émission.
Le paradoxe d'une architecture " éparpillée"
Il va être amené à poser la question paradoxale des contours et de la solidité d’une nouvelle « architecture » aux fondations ainsi éparpillées. Chaotiques, elles dessinent de mouvantes et changeantes reconstructions toujours tendues entre l’angoisse de l’émiettement et l’émergence rassurante de « monuments » puzzles, aux morceaux rassemblés dans les pages des livres, devenus des fantômes architecturaux, globalisés.
Histoire, poésie et discours : Le poème (en lien ci-dessous) et son mouvement d'ensemble
« Je cherche, hélas ! la poésie Quoi que vous puissiez dire, elle n’est point ici. »
Après une classique interpellation aux : « Doctes, qui [l’] écout[ent] » où elle fait preuve d’une modestie de bon aloi, la poète enjoint à « l’illustre aréopage » de se laisser « guider » et de la suivre en passant par les toits pour pénétrer directement, sans intermédiaire, par effraction, grâce à un effet de zoom, dans le logis de l’imprimeur Estienne. Doctes et lecteurs sont ainsi invités à assister à une scène de genre, issue d’un tableau du XVIe siècle qui reprend vie. Le couple que forment Robert Estienne et sa femme est surpris dans son intimité[1]. L’imprimeur insiste auprès de sa femme, poète, pour qu’elle participe à un concours de poésie dont le thème est « la Typographie ». Un dialogue à la façon de Molière permet d’enchaîner arguments et contre arguments sur la relation que le thème entretient avec la poésie. Les informations techniques, concrètes que le texte contient en éclairent l’enjeu.
Estienne n’est pas insensible à la poésie, au contraire, mais il la voit dans la polysémie des mots. Il voudrait que sa femme mette son talent de « pure » poète « des cimes » au service d'une cause pratique qui pourrait leur rapporter à tous les deux argent et succès.
Mais si elle finit par se plier à l'exercice, ce n'est pas sûr que le résultat soit, à ses yeux à lui, satisfaisant...d’ailleurs, il quitte les lieux pour laisser place à un « vrai poème » qui fait la démonstration (CQFD…), de la manière dont une poétesse s’empare en 15 sizains d’un thème a priori anti-poétique. Elle s'éloigne de la littérarité, reste à distance par le symbole et transforme ainsi la crudité du réel.
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[1] Il n'est pas interdit du tout, évidemment, de voir dans les deux personnages mis en scène dans le poème et qui sont Robert Estienne et son épouse une sorte de double d'Amable elle-même et de son époux, l'imprimeur Joseph Tastu : une mise en abyme comme elle aime en proposer à ses lecteurs.