Petit commentaire para-péri - phrastique de ''Découragement'' poème d'Amable Tastu in ''Poésies Nouvelles''

Publié le par Claire Antoine

Petit commentaire para-péri - phrastique de ''Découragement'' poème d'Amable Tastu in ''Poésies Nouvelles''

« L’art ne fait que des vers, le cœur seul est poète », André Chénier.

 

                                                 « Découragement »[1]

 

Aux temps du romantisme flamboyant qui revendique la sincérité, la transparence des cœurs, Amable Tastu croyait pouvoir dire, dans une forme poétique, ce qui la blesse et la fait souffrir. Or la poésie est un genre « normatif » qui n’admet que l’élagage, le gommage, le lissage, les invariants, la quintessence des choses etc., en bref, tout ce qui est contenu dans le mot « universel ».

 

                                           L’interdit du langage poétique

 

Amable Tastu en appelle, en exergue, à une citation de Dante pour, d’entrée de jeu, introduire une réflexion sur le langage et sa difficulté à rendre compte de la pensée.

Oh ! quanto e corto il dire e come fioco / Al mio concetto ! [2]

 

 Ce qui pourrait signifier - si l’épigraphe est bien dans son rôle d’énigme que la lecture du texte va élucider - que le sentiment de « découragement » annoncé par le titre viendrait d’un décalage entre les « Ardents pensers » de la rêveuse et les « frêles accords » que selon Lamartine elle tirerait des cordes dont dispose, à défaut de cœur, sa lyre.

Rappelons que Dante, est à la recherche de « l’inaccessible étoile Béatrice » qu’est la poésie. Il tente dans la Divine Comédie de décrire sous formes concentriques l’amour qui donne le branle à l’univers.

                                                                        Dissonances

Dante est, toutefois, ici, mis au service d’une cause dévoyée : son message est en quelque sorte détourné, puisqu’il ne s’agit pas, pour la poétesse, dans ce poème, ni d’ailleurs dans l’ensemble de son dernier recueil, d’essayer de révéler par des mots imparfaits, un absolu, un sublime indicible, mais de laisser entendre dans des mots « poétiques » et harmonieux, un indicible terriblement humain.

Amable revendique donc, en quelque sorte, dans une forme poétique (ce qui est ressenti comme une faute de goût) des attaques ad personam, à l’encontre en particulier des poètes masculins de son entourage, attaques qui, elles, appartiennent au domaine de la souffrance psychologique.

La poésie descend de la cité céleste pour se mettre au service d’une critique acerbe.  Ce qui à rebours du trajet ascensionnel habituel de la matière poétique, ne lui permettrait pas d’accéder à la transparence universelle « des cœurs purs ».

 

Puis, « le dit » du poème…où nous considérerons, par facilité, que le « je » énonciateur coîncide avec celui de l'auteure. 

 

En 12 quatrains réguliers aux rimes croisées, en alertes décasyllabes auxquels des hémistiches dissymétriques et une ponctuation expressive contribuent à donner une impression de jeu maîtrisé, Amable, piquée au vif, évoque la question des critiques qu’elle a subies au nom de la défense de la vraie et pure Poésie. Elle se met au diapason en traitant d’un sujet « vulgaire » dans une forme « ailée ».

                                                            Petite leçon de poésie amablienne

 

Les hostilités démarrent de façon abrupte, prenant à témoin ses lecteurs, grâce à l’anaphore qui ouvre les deux premières strophes du poème : « Ils me l’ont dit ». Le pronom personnel correspond à Lamartine et Sainte-Beuve en particulier. Leur identité sera dévoilée par le dernier poème du recueil, intitulé « Adieu ».  Mais elle vise aussi « Ego Victor Hugo » qui même s’il ne lui a pas conseillé, en vers, de renoncer à la poésie, la tenait plutôt pour une « groupie » que pour une concurrente.

 

1.Ils me l’ont dit : parfois, d’un mot qui touche,
J’ai réveillé le sourire ou les pleurs,
Quelques doux airs ont erré sur ma bouche,
Sous mes pinceaux, quelques fraîches couleurs.

 

Para-péri-phrases

 

Ils me l’ont dit...En substance, qu'ont-ils dit ? Qu'elle écrivait gentiment et que parfois même, (rarement, mais bon …) elleles touchait : c’est qu’alors les sentiments qu’elle exprimait étaient vrais et que règnait l’harmonie…l’accord de cœur à cœur… Mais, la plupart du temps, croyez-nous, elle n’est pas poète…

 

 

2.Ils me l’ont dit ! connaissent-ils mon âme,
Pour lui vouer sympathie ou dédain ?
Non, je le sens, la louange ou le blâme
Tombe au hasard sur un fantôme vain.

 

                                                                       Para-péri-phrases


Ils me l’ont dit ! Reprise anaphorique indignée pour rebondir. « Mais qu’est-ce qu’ils connaissent de mon âme, de mon cœur ? Comment peuvent-ils se permettre de contester la vérité de mes sentiments ?  En fait, ce sont des moralistes qui ont besoin de montrer leur prétendue supériorité en portant arbitrairement des jugements qui ne reposent sur rien de tangible.

 

 

                             Contestation des instances de reconnaissance et de légitimation 

 

3. Ah ! si mes chants ont brigué leur estime,
C’est que la mienne a passé mes efforts ;
Car mon talent n’est qu’une lutte intime
D’ardents pensers et de frêles accords.

 

Para-péri-phrases

 

On peut lire la strophe 3 comme une sorte de discours indirect libre qui reprend ironiquement les propos de ses détracteurs précédés de l’exutoire vocal lyrique, l’interjection « Ah ! ». « Si elle nous a demandé notre avis, c’est bien évidemment parce qu’elle n’est pas capable d’estimer ses poèmes par elle-même. Elle n’a pas assez de rigueur poétique. Son talent se réduit à un combat personnel entre des « pensers », des rêves démesurés et de « frêles accords », sans souffle créateur qu’elle tire, comme dit plus haut,  "des cordes d’une lyre de convention" et non (comme vous avez été, Lamartine, dites-vous, le premier à le faire) des « fibres du cœur » qui dès lors, bien évidemment, ne peuvent pas vibrer… ( ni les cordes ni les lecteurs, s'entend...) »

 


4. Bruits caressants de la foule empressée,
Oh ! que mon cœur vous compterait pour rien
Si je pouvais, seule avec ma pensée,
Me dire un jour : Ce que j’ai fait est bien !

 

 

Para-péri-phrases

 

 

La strophe 4 est un retour à l’énonciation à la première personne. Il s’agit toujours de questionner la validité des jugements portés sur la qualité poétique des vers de la poétesse. Qui est le plus à même de le faire : le « je » énonciateur omniprésent, l’autre personnage introduit dans le premier vers, celui de « la foule » anonyme, ou les poètes « légitimes » ?

L ’interjection « Oh ! », premier mot du vers 2 désigne souvent un paroxysme émotionnel, or, si elle est mise en lien avec le dernier mot du même vers, « rien » elle met, par antiphrase, en évidence l’incohérence des critiques formulées à son encontre par ses rivaux qui ne sont pas les derniers à rechercher les faveurs du public. Nous savons que Victor Hugo aimait le suffrage de la « foule ». Elle plaît elle aussi à de nombreux lecteurs et la concernant elle, il ne faudrait pas en tenir compte !

 

Dans un double mouvement, elle oppose également le « cœur » à la « pensée ». Le premier - vaniteux et influençable - lorsqu’il se réjouit du bruit des « caresses » des lecteurs anonymes, et la deuxième qui serait prête, elle, à tenir pour quantité négligeable ces manifestations superficielles et bienveillantes si, en face à face avec elle-même (ce double qui lui ressemblerait « comme un frère »…) elle était capable de s’évaluer sur des critères « absolus » et vagues, concernant l’idéal poétique…

 

                                 La solitude du poète qui brûle, impuissant, se temporalise

 

 

5. Un jour, un seul ! pour jeter sur ces pages,
Pour, à mon gré, répandre dans mes vers
Ce que je vois de brillantes images,
Ce que j’entends d’ineffables concerts !

 

6. Un jour, un seul !… Mais non, pas même une heure !
Pour m’épancher, pas un mot, pas un son,
L’esprit captif qui dans mon sein demeure
Bat vainement les murs de sa prison.

7. Ainsi s’accroît la flamme inaperçue
D’un incendie en secret allumé :
Lorsqu’au dehors elle s’ouvre une issue,
C’est qu’au dedans elle a tout consumé.

 

 

Para-péri-phrases


Dans ces trois magnifiques strophes (où Amable fait la démonstration de sa capacité à transformer en vers touchants une intention ironique) dont les deux premières sont un avant-goût de la poétique baudelairienne, Amable reprend anaphoriquement, en leur donnant un autre sens, les idées de « jour » et de « solitude ». Elle les rapproche pour mettre en scène le « je » créateur tragiquement en prise avec son impuissance à engendrer, à mettre au jour, un poème corps mort-né du fait de son incapacité à transformer « la boue en or », les chimères visuelles et auditives en forme poétique reconnue comme « belle », selon les critères esthétiques des grands maîtres initiés.

 

La dernière des trois strophes pourrait être perçue comme un retour ironique à la morale dans l’utilisation qui est faite de l’image du feu intérieur dévastateur, venu tout droit de l’enfer, pour se moquer de ceux qui se prennent pour des poètes …alors qu’ils sont remplis de songes creux inaudibles.   

 

Rencontres au sommet 

« Mon Dieu…Pourquoi m’as-tu abandonnée ? »

 

8. Si vous deviez aux voûtes éternelles
Dès le berceau fixer mes faibles yeux,
Pourquoi, mon Dieu, me refuser ces ailes
Qui d’un essor nous portent dans vos cieux ?

 

 Para-péri-phrases

 

Adresse au créateur infidèle auquel la poétesse-Amable, dont le goût pour la poésie s’est déclaré précocement, demande des comptes, il est responsable de ce qui lui arrive. Elle met ainsi en doute la providence divine qui a choisi  de légitimer Victor Hugo (il le dit lui-même), dans la fonction de « poète-rêveur sacré » qui offre à la foule, sa poésie en « divin sacrifice ». Par la voix d’Olympio, il déclarera d’ailleurs voir Dieu « à l’œil nu ». Il a donc tout pris !!!

 

Alors, comme ça, vous me conseillez la prose, alors que j’aspire, comme vous, au meilleur ? Mais j’ai si peu de talent ...

 


9.Moi qui, du monde aisément détachée,
Aspire à fuir les chaînes d’ici-bas,
Dois-je glaner, vers la terre penchée,
Ce peu d’épis répandus sous mes pas ?

 

10. Faut-il quêter dans la moisson commune
Mon lot chétif de peine et de plaisirs,
Quand il n’est point de si haute fortune
Que de bien loin ne passent mes désirs !…

 

Para-péri-phrases
 

« Moi qui… » Pleine d’autodérision Amable pose la question de sa « reconversion professionnelle ». Elle est pourtant elle aussi rêveuse mais, là, il semblerait que ça ne suffise pas. Elle demande comment elle pourrait faire, même en prose avec le peu de potentiel qu’elle présente : « Ce peu d’épis répandus sous mes pas ». Elle oppose le ciel et la terre, la fuite, le détachement à la voussure d’un dos penché et enchaîné qui glane …

 

Et mon désir à moi-moi-ego, moi aussi (il n’y a pas de raison/s) d’immortalité ?

 

11. Puis, qu’après moi rien de moi ne demeure !
Penser ! souffrir ! sans qu’il en reste rien,
Sans imposer, devant que je ne meure,
À d’autres cœurs les battements du mien !…

12. Sons enchantés, qu’entend ma seule oreille,
Divins aspects, rêves où je me plus,
Vous, qui m’ouvrez un monde de merveille,
Où serez-vous quand je ne serai plus ?

 

 

Para-péri-phrases

 

« Que faire, demande la poète, de mon désir d’immortalité, de mon orgueil de poète, moi qui n’ai pas/plus le droit de laisser en partage mes pensées et mes sentiments ? (« Adieu le temps où j’étais reine ! »). En moraliste, elle fustige l’orgueil de celui qui est persuadé et qui veut en convaincre « la foule » …que le monde ne peut pas exister sans qu’il n’en soit l’interprète.

 

Le poème se referme sur deux quatrains moqueurs où Amable, qui souffre véritablement de son exclusion, oppose au « je » solitaire égocentrique d’un poète élu (statut qui lui est officiellement refusé), un ailleurs enchanteur que les cénacles hugoliens seraient les seuls capables de faire naître…

Le vers de clôture du poème minimise en 4 syllabes, les « divins… rêves », informes murmures enchantés, au profit de 6 syllabes « quand je ne serai plus ? » où transparaissent à la fois la vanité de celui qui se croit le seul capable d’interpeler l’au-delà et d’en être l’interprète

et sans doute le véritable désarroi de celle pour qui la poésie fut un temps le moyen d’expression privilégié.

 

                                  En poésie, toutes les blessures ne se valent pas …

 

                                                           …Amable en a fait les frais

 

Parler de poésie en termes d’idéal, de divin, de ciel, de hauteur, c’est sous-entendre un concentré de douleur, de joie, une vie expurgée.

Amable, femme poète s’est prise dans ces rets-là.

Elle a voulu mettre en mots poétiques tout ce qui l’atteignait elle, sa vérité à elle - y compris, ce que personne ne dit en poésie, ses blessures d’orgueil et ses vexations, en général sur le mode ironique de celle qui n’est pas vraiment dupe -. 

 

 

                                                                          Post scriptum  

 

Si les critiques considèrent qu’André Chénier est un poète émouvant en relisant son œuvre à la lumière de sa fin tragique, autrement dit, grâce à sa biographie, il est possible de comprendre, en jugeant l’œuvre d’Amable par sa vie, procédé qu’entre parenthèses elle réfutait, que celle qui s’est tournée avec bonheur vers la traduction, la prose et la pédagogie, qui s’est transformée, à la mort de son mari, en voyageuse intrépide, ne soit pas restée, malgré l’énergie et le talent qu’elle a mis à se débattre, en vers, pour faire émerger son originalité, dans un monde clos et masculin, la poète phare des anthologies.

                                                  

                                                                                                               Claire

 

 

[1] In Poésies Nouvelles entre « Le Temps pascal » et « Le Tentateur »            

 

[2] « Oh ! que le dire est court et combien plus faible que la pensée !» Dante. Paradis, Chant 33, v. 121-123 : traduction de Risset

 

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