Derniers Feuillets à suivre N°7 - 30 juin 1940- Camille à Lucie
Camille Lhote, Bages ( Pyrénées Orientales) à Lucie Lhote, château de Ferron, par Tonneins ( Lot et Garonne)
30 juin 1940
Chers, je viens de recevoir vos trois lettres du 12 et du 14 juin, merci, particulièrement à Jean pour sa relation détaillée du voyage.*
Arrivé ici avec le Parc 3/121 à 17 heures, je suis logé dans une chambre chez un habitant, juste en face des écoles où se trouve mon bureau.
Nous sommes partis de Mirecourt en convoi automobile juste une semaine après vous, le vendredi 14 juin à 22 heures, après avoir toute la journée chargé les véhicules sous les avions boches qui se tenaient à 2000 mètres. J'ai tiré dessus 400 cartouches de mitrailleuses et mes mitrailleurs aussi. Ils nous ont lâché trois bombes tombées la première 100 mètres trop loin, la deuxième 180 mètres et la troisième 260 trop loin.
Mais la gare de Mirecourt a été atteinte; des troupes y embarquaient; il y a eu une vingtaine de tués et blessés.
Nous étions embouteillés dès la sortie de Mirecourt par les voitures des civils qui fuyaient Nancy. Passé par Mattaincourt, Vittel, Bourbonne-lès-Bains. Là, avec le Commandant Bouchez je suis resté en arrière pour attendre nos véhicules retardataires jusqu'à 9 heures moins le quart, le 15 juin. Puis j'apprends que les colonnes blindées boches étaient à Chaumont et à Langres et je dis au Commandant : " Il est temps de filer". Toujours dans les embouteillages nous arrivons seuls à Champlitte qui était le point de ralliement fixé. Personne de chez nous. Nous devons nous coucher dans les fossés, car les avions allemands bombardent. A 14 heures nous filons sur Dijon après avoir cherché pendant des heures. La colonne blindée allemande, je ne l'ai su que plus tard, était sur nos talons de Bourbonne à Champlitte et nous a pris des véhicules, des hommes et trois officiers : Lieutenant Renard, Lieutenant Munsweiler et le Docteur.
A Dijon, j'ai ravitaillé notre auto en essence sous les avions ennemis et nous sommes sortis dans les embouteillages ( 3 mètres toutes les 10 minutes) en direction de Châlons. A Sennecey, après Châlons, je couche dans une écurie sur la paille de 24 h à 3 h du matin. A ce moment des réfugiés viennent se coucher et ouvrent la porte. J'en profite pour surveiller les mitrailleuses montées sur camion découvert, en queue. Ensuite Mâcon, Villefranche et en évitant Lyon, Saint-Laurent, Feurs, Saint-Etienne et Saint-Rambert point d'arrivée désigné primitivement. Nous cantonnons près du pont sur la Loire; j'ai couché trois nuits en billet de logement chez un habitant. Je me suis surtout occupé de la défense du pont qu'on minait et de traquer la Cinquième colonne, les nouvelles étant troubles; j'arrête quatre suspects en auto, propagateurs de fausses nouvelles et les remets aux gendarmes. Départ ensuite pour la vallée du Rhône où nous perdons un chauffeur tué dans les gorges escarpées sur son camion...Nîmes, Montpellier, Narbonne où je prépare le cantonnement de Peyriac qui dure une nuit ( je loge chez le Maire), puis départ dans l'après-midi du 21 juin pour Perpignan et Bages.
Tout ce voyage s'est passé avec toutes sortes d'allées et venues en avant et en arrière. Pour moi, à la recherche des voitures ou d'emplacements. Avons recueilli en cours de route madame Lehmann et son fils, alors que le Capitaine Lehmann** semblait pris par les boches, puis retrouvé. Somme toute, convoi coupé et dispersé en partie à Champlitte par colonne blindée allemande. Un motocycliste à nous a été pris, puis s'est sauvé, d'autres voitures sont passées par la frontière suisse pourchassées par l'ennemi, etc. etc.
En ce moment je m'occupe personnellement, sur ordre du colonel, du ravitaillement en vivres. Je vais à Argelès-sur-Mer tous les matins en camion. Ce matin j'y ai pris en passant un bain de mer.
J'ai emmené de Mattaincourt le poste de TSF qui est en ce moment sur ma table de nuit et les draps de lit qui étaient dans la chambre. J'ai toutes les photos (la boîte). je n'ai perdu que mon vélomoteur et mes deux vélos qui se trouvaient sur deux véhicules pris par l'ennemi.
Il n'y a pas intérêt à revenir en pays occupé***. Ne faites rien sans m'en parler, méfiance. Si les boches s'approchent de Tonneins, descendez dans l'Ariège.
Je vous ai envoyé un télégramme de Saint-Rambert disant : "Allez avec Maurice****, à un moment où l'on songeait à continuer là-bas*****. Je n'ai pas reçu votre réponse, étant parti trop vite.
Dès que je serai démobilisé ou libre, j'irai vous voir. J'ai touché mon mois de juin; je pense que tu as assez d'argent sur toi, Lucie. Les chaussures vont se faire rares, attention à cela.
Troyes ****** a écopé, paraît-il ? Mes affections aux Moyne******* et à Denise, Line, Aymard******** et tous, avec mes remerciements pour les châtelains hospitaliers et espérant les soldats de la famille tous indemnes.
Ne bougeons rien du côté de Mattaincourt et de Lunéville**********, le premier septembre est loin encore. je ne sais rien sur ma situation future. de plus, cela peut encore se gâter. une charrette pour passer la frontière serait alors à prévoir (les autos manqueront d'essence).
Au revoir et bons baisers et à bientôt.
PS. Ne pas envoyer d'argent pour la maison de Lunéville. On peut dire à Madame Lemoine*********** de continuer à disposer du jardin et à Mattaincourt à Aline de disposer des meubles laissés ou encore charger Edmond de cela. Reçu votre télégramme. On a des pêches à foison, données pour rien aux soldats.
NOTES * Ces deux lettres n'ont malheureusement pas été conservées. Moi-même, Jean, auteur de "la relation détaillée dun voyage", ne me souviens plus guère que d'un parcours en tarin, avec arrêts fréquents, passage par le carrefour ferroviaire de Culmont-Chalindrey ( Haute-Marne), Lyon où mon frère Bernard, parti pour remplir à un robinet d'eau du quai, une gourde d'eau destinée à la confection du biberon de Gilbert notre plus jeune frère, réussit de justesse à grimper en voltige sur le marchepied du train qui redémarrait sans avertissement. la traversée du Massif Central se fit la nuit et notre arrivée à Tonneins, en ce début de juin, l'installation dans un château nous sembla, à nous les enfants, tout-à-fait irréelle. ** Le Capitaine Lehmann est un collègue de Camille Lhote. *** "Le pays occupé". Le 22 juin, l'armistice qui venait d'être signé divisait la France en deux zones : occupée et libre. Tonneins se trouvait en zone libre. L'armistice entra en vigueur le 25 juin. **** Maurice est le frère de Lucie. Il a 43 ans et exerce la fonction de directeur de ma médersa de Constantine ( Algérie). Lucie Lhote gagna finalement l'Algérie, en 1941, à la suite de son mari et ne revint en France qu'en juillet 1946 où elle reprit son poste de maîtresse primaire au collège de jeunes filles de Lunéville (Meurthe et Moselle).est : ***** "Continuer là-bas" : les ministres qui voulaient poursuivre la guerre en Afrique du Nord furent mis en minorité par les partisans de l'armistice qui fut signé le 22 juin. Entre temps, le 18 juin, de Londres, le général de Gaulle appelait à la Résistance. ****** Troyes : ville habitée par la mère et la soeur aînée de Lucie Lhote, Suzanne Moyne. ******* Moyne : Suzanne Moyne, sa famille et sa mère se sont réfugiées au château de Ferron peu après Lucie Lhote, ma mère. ******** Aymard est le fils cadet de Denise Vonderheyden. ********* Lunéville : en 1939, Camille Lhote était adjoint au commandant du parc d'aviation de la 8e brigade aérienne à Essey-lès-nancy, (Meurthe et Moselle). Il résidait avec sa femme, maîtresse primaire au lycée de jeunes filles et ses 7 enfants à Lunéville (Meurthe et Moselle), où il possédait une maison, avec jardin, 3 rue Jameray Duval. A la déclaration de guerre, il fut muté au Parc 3/121, installé à Ravenel (Vosges) et résida avec sa famille à Mattaincourt (Vosges). Passé en Afrique du Nord après la débâcle, camille fut promu capitaine et affecté à l'état-major de division de Constantine ( algérie). Après diverses mutations, il acheva sa carrière militaire à rabat (Maroc) en juillet 1946, comme commandant du Bureau de la Chancellerie du GEAFN ( groupement des écoles de l'air en Afrique du nord). Il regagna en,suite Lunéville avec sa famille. **********Madame Lemoine est l'ancienne femme de ménage de la famille, qui en échange de la surveillance et de l'entretien de la maison de la rue Jameray-Duval, pouvait disposer à sa guise du jardin.