Feuillets à suivre ... N. 2 - 19 mai 1940 De Marie à Lucie
De Marie, 9 rue de la Gare à Xertigny (Vosges) le 19 mai 1940 à Lucie, Mattaincourt (Vosges) - Marie Lhote est la mère de Camille et donc la belle-mère de Lucie et mon arrière grand-mère.
Ma chère Lucie
Hier, 18, j'ai reçu votre lettre me rassurant sur vous tous, car depuis le déclenchement des batailles réelles et énormes, hélas ! qui tiennent les esprits tendus, mais avec toujours l'espoir d'une fin victorieuse pour la France, j'étais en souci constant.
Nous ne pouvions ici, depuis quelques jours, aller tranquillement nous promener hors de l'agglomération, car...il faut se réserver des abris pour le cas cas où...
Je n'ose en dire davantage, mais vous êtes jusqu'ici mieux que nous. J'ai appris de source certaine que la ville que votre maman * habite fameusement visitée; je pensais même que dans votre première lettre vous alliez me dire qu'elle était avec vous. Je pense beaucoup à elle je vous assure et j'espère que votre sœur qui habite au même endroit l'emmènera plus loin avec elle, s'il y a pire !
Annie** demeure toujours pareille au point de vue nerfs et j'ai parfois du mal à la remonter. En l'absence d'Edmond, je fais des efforts pour tenir. Il le faut encore un moment, tant que les hostilités dureront et que Colette ne marchera pas; elle donne du travail à une maman pas robuste. ce fut pour moi une épouvante que le départ de Monmond**; je suis de plus en plus usée et je me vois mal ministre près d'Annie sans lui ! Je me couche les après-midi de plus en plus longtemps par nécessité, certes, mais ce n'est pas vivre que de se coucher beaucoup !
J'ai été heureuse de lire que vous allez vous promener au bois du Four***, cela m'a fait venir des larmes, O mon pays que j'aime tant ! Je vous suis en pensée, il fait si bon en temps de paix et on y vit si simplement. Saluez-le pour moi, en attendant que je le revoie.
Je vous remercie ma chère Lucie pour le gros mandat joint à votre lettre. Je n'ai pas perdu de temps pour son placement : reçu à 10 h du matin hier, à 11 h transformé en un bon d'armement. J'avais déjà fait ainsi avec les 500 Francs précédents. Je ne veux pas dépenser dorénavant ce que vous me remettez. Cet argent servira avec celui de tant de Français à la victoire, car je sais beaucoup de petits retraités comme moi qui se privent de tout superflu possible pour aider notre pays. Que ne puis-je faire mieux. Tous les mois je prends un 10e de loterie, mais je gagne 22 F., 11 F. et pas plus ! Je ne perds pas espoir, c'est comme pour la Victoire, j'espère fermement.
Vous me dîtes, Lucie : " répondez-moi", mais n'auriez-vous pas reçu une longue lettre que je vous ai adressée dès réception de votre précédente lettre m'annonçant que vous étiez en congé**** ? Je vous l'ai écrite aussitôt après avoir lu votre lettre, c'est-à-dire le soir-même et je l'ai expédiée le lendemain.
Contente de savoir Cam***** toujours en bonne santé, très occupé c'est certain, mais cependant heureux, j'en suis sûre de servir sa patrie. Je vous joins la dernière lettre de Géo*****, le pauvre a comme vous le lirez beaucoup de peine pour caser convenablement ses petits*****. Je ne sais pas encore si sa femme a pu aller auprès d'eux à la Pentecôte. Chacun a bien des ennuis, heureusement que notre bon Géo est un papa un peu maman pour le bien de ses petits en ce moment.
Une bonne pensée à chacun des enfants avec de bons baisers et pour papa et maman de même.
Votre mère et grand-mère, Marie
NOTES
* Il s'agit de Troyes dans l'Aube. La mère de Lucie est Marie Vonderheyden, née Fiérard, 76 ans, veuve d'Auguste, qui était professeur d'allemand à Troyes. Elle a à l'époque 7 enfants, dont l'aîné Henri, Capitaine d'infanterie a été tué sur le front de Belgique en 1914, à 29 ans, Suzanne, directrice d'école maternelle à Troyes, Charlotte, professeur d'anglais à Rouen, Madeleine, professeur de philosophie à Antibes, Maurice, directeur de la medersa de Constantine, en Algérie, Lucie et Charles, trésorier payeur à Dakar au Sénégal.
**Annie a 24 ans, elle est le 3e enfant de Marie Lhote. Elle a épousé son cousin Edmond Lhote, dit Monmond et a deux enfants en bas âge, Claude et Colette.
*** Ancien four à plâtre, à la sortie de Mattaincourt, lieu de jeux et de promenades.
**** Début mai, en prévision d'une nécessité de repli vers le sud de la France, Lucie avait demandé à être mise en congé de ses fonctions d'institutrice à Mattaincourt.
*****Cam, diminutif de Camille, son fils et mari de Lucie. Géo, diminutif de Georges, son autre fils, vendeur au Printemps à Paris et marié à Marcelle, secrétaire de direction. Ils ont 2 enfants en bas -âge, mis en pension à la campagne loin du danger de probables bombardements des usines qui sont à proximité.