''Et l'écriture a créé une ressemblance'' ... Citations/notes prises dans 4 Liens : 1) Poème ''L'autre tigre'' de Jorge Luis Borgès traduit par Alina Reyes - 2) sur letemps.ch article d' Eléonore Sulser ''le poète en chasseur de tigre''et 3) belle illustration de Chang Hsien; 4) Cairn.info article de Franca Munari sur Les ''processus d'écriture et le processus psychanalytique''.
Portrait du poète en chasseur de tigre - Le Temps
Dans son "Anthologie personnelle", Jorge Luis Borges tente avec obstination d'attraper un grand fauve
https://www.letemps.ch/culture/livres/portrait-poete-chasseur-tigre
Dans le poème comme dans l'image, le tigre se dérobe. — © Chang Hsien / Unsplash
À propos du poème
Comme le dit la journaliste du Temps, Eléonore Sulser
"Ce qui est fascinant dans" L'autre tigre", outre le passage d’un monde à l’autre, de la bibliothèque à la jungle, des phrases aux muscles, c’est la détermination du chasseur.
Son tigre a beau se dématérialiser après chaque apparition, le poète ne renonce pas: «… et je m’obstine/A chercher à travers le temps du soir/l’autre tigre, celui qui n’est pas dans mes vers.»
et voici ce que dit, merveilleusement, avec ses mots de psychanalyste, André Green en 1992
(…) si « l’œuvre se trouve dans ce no man’s land, dans cet espace potentiel, transitionnel, lieu d’une communication transnarcissique où le double de l’auteur et le double du lecteur – ces fantômes qui ne se montrent jamais – communiquent à travers l’écriture »
"la métaphore [de ce poème] semble comprendre tous les paradoxes de l’analyse, reflétant le double système de représentation de mot et de chose de la théorie psychanalytique."
Et maintenant arrivons à la prise de notes et surtout aux gros copiés/collés, parce que je trouve tout important et que je ne sais pas le dire autrement, parce que c'est tellement beau, dans un article de Franca Munari, trouvé sur le site Cairn.info
Processus d'écriture et processus psychanalytique dans l'écriture | Cairn.info
Le poème de J. L. Borges, "L’autre tigre"( 1960) illustre le lien qui existe entre trois métaphores évolutives : celles de la bibliothèque, du tigre et de l'écriture.
Borgès dont le poème relie l'imaginaire à la forme-même de l’écriture, c'est-à-dire qu'il parle de l'écriture du poème qu'il est en train d'écrire, use donc du procédé de la mise en abyme pour rendre compte du processus de l’écriture
« J’imagine un tigre » est le premier vers, un nouveau tigre qu’il suit et rêve tandis qu’il le dessine et le retrouve dans ses vers.
Dessiner et retrouver, dans son esprit et dans les mots, et voir, dans les mots qui se forment dans notre écriture, une chose autre que celle que nous avions retrouvée dans notre esprit. Voilà la chose magique et incroyable de l’écriture, elle ne se borne pas à enregistrer ce qui nous vient à l’esprit. Lorsque nous écrivons, nous assistons à une transformation de la pensée dont est issue l’écriture parce que « rien n’est intéressant à exprimer que ce qui ne se conçoit pas bien » (Ponge, 1971). Tantôt il s’agit uniquement d’une exigence syntaxique car les contraintes de la construction de la phrase écrite imposent une tout autre organisation de notre pensée, tantôt le processus de transformation en écriture risque de mettre en lumière les lacunes, les incongruités, voire les contradictions de notre pensée ; mais parfois il arrive que, précisément lorsque nous sommes en train d’écrire, notre pensée aille au-delà, trouve d’autres voies, d’autres solutions, notamment d’autres parcours. Il arrive en somme que l’on pense différemment lorsqu’on écrit, que la nécessité de transiter à travers le corps, dans l’acte somatique de la scription, diverse de l’écriture (Barthes, 1994), à travers le mot qui se fait chose dans la concrétisation de l’écriture, articule autrement la représentation de mot. Il arrive que la reproduction du son qui se réalise dans la transcription d’une pensée, seulement partiellement constituée de mots dans l’esprit, construise sa propre séquence euphonique qui entraîne la signification de ce que nous allions expliciter. Le rythme de l’écriture, ce rythme qui se constitue uniquement avec l’écriture, assume une autonomie propre en dessinant, en mettant au jour un parcours qui affleure inopinément.
(...) " je continue / À chercher tout le temps que dure le soir / L’autre tigre, celui qui n’est pas dans le poème." (…) Le tigre symbole, le tigre allégorique, le tigre dans sa réalité, l’image du tigre qui hante l’esprit.
Aucun de ces tigres ne semble pouvoir s’apaiser dans l’être traduit en mots. Le tigre sera à jamais un autre, il sera toujours ailleurs, mais il sera aussi le tigre présent, le tigre irréel des mots et pourtant vrai dans ces mots, et capable de renvoyer à un vrai tigre, « l’autre tigre, qui n’est pas dans le poème », celui que nous continuerons de chercher. Mais ces vers aussi évoquent cette opération d’incessante retraduction et relecture du réel et du mental, du souvenir et des perceptions, de l’image et du mouvement de l’image, en mots, en d’autres mots, des mots qui sont toutefois autre chose et qui à autre chose donneront naissance.
Il s’agit au fond de la fonction de glissement de sens et de conjugaison qu’opère toute métaphore, mais chaque mot est une métaphore et le seul fait de le choisir implique la perte de quelque chose, que nous abandonnions des restes le long de ce processus.
L’analyse opère seulement à travers le langage et ne peut que passer à travers le filtre des mots... Par ailleurs, ce que vise l’analyse, c’est une réalité psychique dont la nature est étrangère au langage et qui sera néanmoins modifiée par l’interprétation qui est elle-même “une suite de mots” ».
Je recopie le poème pour mon plaisir et aussi pour ceux qui n'auront pas le temps d'aller sur le lien
L’autre tigre, par Jorge Luis Borges (traduction Alina Reyes)
And the craft that createth a semblance
Morris, Sigurd the Volsung (1876)
Je pense à un tigre. La pénombre exalte
La vaste Bibliothèque laborieuse
Et semble éloigner les étagères ;
Fort, innocent, sanglant et nouveau,
Il ira par sa forêt et son matin
Et marquera sa trace dans la limoneuse
Rive d’un fleuve dont il ignore le nom
(Dans son monde il n’y a ni noms ni passé
Ni avenir, seulement un instant certain)
Et franchira les barbares distances
Et humera dans le labyrinthe tressé
Des odeurs l’odeur de l’aube
Et l’odeur délectable du gros gibier.
Entre les raies de bambou je déchiffre
Ses raies et pressens l’ossature,
Sous la peau splendide qui vibre.
En vain s’interposent les convexes
Mers et les déserts de la planète ;
Depuis cette maison d’un lointain port
D’Amérique du Sud, je te suis et te rêve,
Oh tigre des rives du Gange.
Le soir se répand dans mon âme et je réfléchis
Que le tigre vocatif de mon poème
Est un tigre de symboles et d’ombres,
Une série de tropes littéraires
Et de souvenirs de l’encyclopédie
Et non le tigre fatal, le funeste bijou
Qui, sous le soleil ou la lune variante,
Va, accomplissant à Sumatra ou au Bengale
Sa routine d’amour, de loisir et de mort.
Au tigre des symboles j’ai opposé
Le véritable, celui qui a le sang chaud,
Celui qui décime la tribu des buffles
Et aujourd’hui, 3 août 1959,
Allonge dans la prairie une ombre
Calme, mais déjà le fait de le nommer
Et de conjecturer sa condition
Le fait fiction de l’art et non vivante
Créature, de celles qui marchent par la terre.
Nous chercherons un troisième tigre. Celui-ci
Sera comme les autres une forme
De mon rêve, un système de mots
Humains et non le tigre vertébré
Qui, au-delà des mythologies,
Foule la terre. Je le sais bien, mais quelque chose
M’impose cette aventure indéfinie
Insensée et ancienne, et je persévère
À chercher tout le temps du soir
L’autre tigre, celui qui n’est pas dans le poème.