"Petits lorrains dans la débâcle ou le train de l'exode", récit de Jean Lhote, deuxième partie
DEUXIEME PARTIE
"Petits lorrains dans la débâcle ou le train de l'exode" de Jean Lhote
... Ce que n'avait pu faire le tintamarre environnant, "Biberon" avait réussi à le faire : réveiller sa mère ! Celle-ci, révélant une longue pratique, sans même ouvrir les yeux, dénicha en un clin d'oeil la boîte de lait concentré, la bouteille vide, la tétine que Gilbert avait arrachée et qui traînait par terre ...et qu'elle mit en bouche quelques instants par ... mesure "d'hygiène" et la gourde d'eau...Las, la gourde était vide ! les autres enfants, avant de s'endormir avaient dû étancher leur soif. Jean sentit la tuile arriver et feignit le sommeil, espérant que la corvée retomberait sur Bernard...Mais, sa mère, comme d'habitude, sut le prendre..."Jean, Jean...tu es réveillé ? Je sais que je peux compter sur toi, chuchota-t-elle...Le train est arrêté pour un bon moment sans doute...Tu trouveras sûrement sur le quai un robinet d'eau...Fais bien attention ! " Elle lui tendit la gourde et ajouta : "Dépêche-toi, Gilbert aurait dû avoir sa bouteille depuis déjà une demi-heure. En attendant, je préparerai le méta." C'était le mini réchaud à alcool solidifié sur lequel elle faisait bouillir l'eau du biberon.
Tel un preu chevalier investi d'une mission sacrée, Jean sortit du compartiment en souplesse, enjambant ses frères et soeurs assoupis et le panier de la vieille dame qui barrait le passage de l'entrée. Celle-ci bougonna. le plus dur restait à faire : accéder au quai en jouant des coudes à travers le couloir encombré où s'entassaient voyageurs hâves, que l'absence d'éclairage rendaient hostiles et patibulaires, et bagages hétéroclites. Après un slalom digne des jeux olympiques, Jean accéda enfin à la porte du wagon, descendit les marches et déboula sur le quai. Il eut alors un mouvement de recul : tout était sombre et désert, il ne distinguait quasiment rien qui ressemblât de près ou de loin à une pompe à eau ou à un robinet. Il marcha jusqu'à ce qui s'avéra être un banc et s'assit décontenancé, sa gourde à la main. A une cinquantaine de mètres devant lui, en tête des wagons - celui d'où il venait était le huitième et il ne le quittait pas des yeux pour ne pas avoir d'hésitation au retour - la locomotive était sous pression, laissant échapper de longs jets de vapeur. Des employés, balançant d'avant en arrière leurs lanternes s'activaient. Des chars qui avaient emprunté le passage à niveau s'éloignaient dans un roulement de chenilles caractéristique...Des chars allemands sans doute...des "Panzer" comme on disait à la radio. Un char cependant demeurait en faction à l'entrée du passage à niveau. Sa tourelle était relevée et un homme en uniforme, à la casquette plate, surveillait la manoeuvre et semblait donner des ordres avec des gestes hachés et une voix sans réplique.
C'était donc ça, ces fameux allemands ! Jean ouvrit grands les yeux. Son père lui avait dit qu'il ne devait pas s'inquiéter, qu'il restait à faire face avec ses soldats...qu'il avait des mitrailleuses...qu'il empêcherait les Allemands de passer...Mais, semblait-il, les Allemands étaient bel et bien passés... Qu'était devenu son père ? Que pouvait-il faire, lui, Jean, contre les Allemands, avec pour seule "arme" un couteau suisse, pendu au bout d'une chaîne. Même si ce couteau, une petite merveille, était à lames multiples...
Vite ! Il fallait remonter dans le train...Mais d'abord, trouver de l'eau...Il courut sur le quai, en sens inverse de la locomotive et finit par trouver un point d'eau. Un robinet rouillé, difficile à tourner, laissa, dans un premier temps, échapper un mince filet d'eau jaunâtre, puis après quelques soubresauts, un flot d'eau claire. La gourde remplie, le garçon en fixa solidement le bouchon, mais pendant qu'il s'évertuait à refermer le robinet récalcitrant, il entendit un coup de sifflet. Les bielles de la locomotive entrèrent alors en action et le train s'ébranla, s'éloignant d'abord doucement, puis de plus en plus vite...Abasourdi, Jean, brandissant sa gourde, comme pour se justifier, courut aussi vite qu'il le put derrière le train qui s'éloignait, pensant pouvoir, même au risque de se rompre les os, grimper en voltige sur le marchepied du dernier wagon. Comme il arrivait en pleurant à hauteur du passage à niveau, regardant, désolé, fuir devant lui la lanterne rouge du convoi, une voix gutturale retentit au-dessus de lui : "Halt ! Komm hierher ! , puis plus doucement, dans un français hésitant : "Ne pleure pas...
Ce n'est qu'une manoeuvre...Le train sera de nouveau là dans un instant."
C'était l'homme en uniforme et à la casquette plate qui lui faisait signe en souriant du haut de la tourelle de son char !