Parcours dans l'article de Benoît Goetz trouvé sur http://leportique.revues.org/index349.html
Tout cela nous ne le savons que trop bien, nous, lecteurs de Nietzsche, et lecteurs de ses lecteurs, c’est-à-dire des grands philosophes du xxe siècle. Et ce savoir nous embarrasse. Non parce que cette description nous dépeindrait trop cruellement. Lecteurs de Nietzsche, de telles considérations nous détachent au contraire du “ troupeau ”. Mais tel est bien ce qui nous gêne. Il y a là prétexte à une posture aristocratique qui ne nous convient pas.
La Science Sociale nous avertit heureusement de nous méfier de ces postures “ distinguées ”. Et nous n’apprécions guère qu’on puisse nous accoler l’expression devenue triviale de “ nietzschéisme de bazar ”.
À vrai dire, cette gêne qui est la nôtre lorsque nous entendons évoquer sans cesse la “ petitesse ” des hommes modernes, nous vient surtout d’un enseignement qui est celui de Nietzsche lui-même : les “ grandeurs ” du passé étaient mensongères.
Le nihilisme a commencé non pas quand les valeurs, les “ suprêmes valeurs ”, se sont écroulées, mais au moment même, qui a duré des siècles, où l’on a monté leur échafaudage.
... Les “ hommes supérieurs ”, ceux qui ont construit les “ valeurs suprêmes ” ont été les premiers “ grands ” nihilistes.
Il n’y a plus que les bouffons aujourd’hui pour se mettre en quête de la grandeur perdue. Il n’est que trop aisé de repérer ceux qui, au vingtième siècle, auront endossé l’habit de l’illusionniste décrit dans la dernière partie du Zarathoustra :
“ O Zarathoustra, j’ai lassitude, de mes tours de magie suis écœuré, je ne suis grand, à quoi bon feindre ? Mais tu le sais bien – de grandeur je fus en quête !
De grand homme voulais faire figure, et nombreuses furent mes dupes. Or ce mensonge a dépassé mes forces. Contre lui je me brise ” .
5Nietzsche est d’ailleurs si peu suspect de nostalgie d’un passé révolu que son concept de “ décadence ”
(qui est une véritable création philosophique et non la reformulation d’une plainte aussi vieille que le platonisme),
n’implique aucunement que “ cela ait été mieux avant ” ...
L’avènement du nihilisme dont la modernité n’est que le plus récent avatar ne date pas d’hier.
La généalogie de la modernité remonte bien loin, à une “ origine ” qui s’étale en amont et en aval, et qui se décline sous les noms de socratisme, christianisme, démocratisme, scientisme, socialisme, pessimisme, etc.
La première critique que Nietzsche adresse donc à la modernité,
c’est qu’elle prétend de manière mensongère rompre avec un passé qu’elle prolonge de manière déguisée.
Il n’y a pas de rupture moderne.
La modernité est une friperie où l’on tente de recycler les anciens habits de grandeur ternis...Mais on ne parvient qu’à faire du kitsch...
Nietzsche remarque seulement que la recherche scientifique, que l’“ objectivité ” même s’attachant aux plus petites choses, a pris la place de l’Idéal.
Le “ dernier homme ” est un “ malin ”, il considère tout fait, y compris l’histoire des nations et des civilisations, avec le regard détaché de l’anatomiste.
C’est pourquoi “ il cligne de l’œil ” sans cesse.
Il soupçonne derrière tout acte une attitude intéressée : "... ne point se laisser égarer par ses impulsions – voilà sa sagesse et son amour-propre ”Nietzsche, Le Gai Savoir, I, § 3, trad. Pierre Klossowski, Gallimard.
Le dernier homme raffole donc de ce que Lacan nommera le “ discours universitaire ”. C’est un pointilleux et un scrupuleux... On comprend aussi pourquoi la modernité produit et consomme une telle quantité de savoirs purement historiques. Cela lui permet de se placer en position de surplomb par rapport à toutes les autres époques du passé...la prétention incroyable des modernes c’est de se faire juges de tous les âges du monde : “ Comme si c’était la tâche de chaque époque que d’être juste envers tout ce qui a jamais été [...] ” Cité in GiorgioColli, Écrits sur Nietzsche, trad. de l’italien par P. Farazzi, Paris, Éd. de l’Éc(...) En ce qui concerne les sciences “ dures ” que Nietzsche sait utiliser lorsqu’il en a besoin (en particulier lorsqu’il tente de prouver le Retour Eternel), on ne peut qu’être stupéfait à la lecture de cette anticipation fulgurante :
“ Un siècle de barbarie commence, et les sciences seront à son service ”
À propos de Nietzsche la question pertinente n’est donc pas : “ qu’est-ce qui est moderne ? ”, mais : ... “ qu’est-ce qui peut bien échapper à la sphère de la modernité ? ”...Où et quand quelque chose de “ non-moderne ” pourrait encore subsister aujourd’hui, quand ce sont tous les secteurs de l’existence qui sont touchés, et de part en part, par la modernité ?
Le nihilisme n’a pas d’autre remède que son exaspération, son accomplissement.
Ainsi la critique du pessimisme romantique et schopenhauerien passe par son approfondissement ...
La modernité est malade de ne pas déployer jusqu’à ses ultimes conséquences son nihilisme de fond.
Alors, il se retournerait.
Le propre du nihilisme, dira plus tard Heidegger de manière très nietzschéenne, c’est d’être incapable de penser le nihil.
On ne peut donc identifier simplement la modernité avec le nihilisme.
La névrose moderne s’explique bien plutôt par l’épuisante tâche d’évitement, de retardement, du nihilisme.
Comment l’époque va-t-elle s’arranger alors ...? Très simplement, en mettant des “ philosophes ” à la mode sur le marché culturel.
Et nous assistons au défilé de ceux que Nietzsche appelle “ les prêtres masqués ” : les penseurs des petites et grandes vertus, les consciences morales, les chrétiens raisonnables, les athées déchirés, les démocrates ulcérés, les repriseurs de tissu social, les observateurs sincères, etc...
(amusant...Je fais au moins partie de 3 de ces catégories Note de la lectrice...)
Ce qui s’est nommé, il y a peu, “ nouvelle philosophie ”,... n’avait pas d’autre mission que d’occuper la place qui ne devait pas être laissée libre pour la pensée.
Le dernier homme a besoin de “ philosophie ” parce qu’il ne peut pas se passer de représentations du monde.
Si l’homme est l’être autour de qui un monde s’épand,
le dernier homme est celui qui aura procédé à la réduction de ce monde à l’état de spectacles et d’images.
Que ceux-ci nous donnent à contempler des univers infinis, avec Big Bang et trous noirs, le monde n’en est pas moins devenu plus “ petit ”.
- 23 . Cité par GillesDeleuze, in “ Pensée nomade ”, Nietzsche aujourd'hui, U.G.E., 1973, p. 163.(...)
9En appeler à des valeurs, voire à la création de “ nouvelles valeurs ”, relèvera toujours du vœu pieux tant qu’on n’aura pas su traverser le nihilisme en le poussant à bout...
Nietzsche nous permet d’interroger notre nouvelle modestie, notre très récente prudence démocratique et “ postmoderne ”.
Et si la gêne que nous évoquions plus haut provenait de ce que le climat intellectuel de notre époque, depuis peu, rendait à nouveau la lecture de Nietzsche insupportable ?
Comment Nietzsche pourrait-il être lu sur les campus américains où règne la “ correction ” que l’on sait ?
Nietzsche peut-il être aujourd’hui simplement entendu ? ... Et si cette gêne n’était autre que la honte qui est la nôtre d’avoir à transiger avec ce personnage, “ le dernier homme ”, que nous laissons, dans nos pires moments, prendre possession de nous ?
“ La honte d’être un homme, écrit Gilles Deleuze, nous ne l’éprouvons pas seulement dans les situations extrêmes décrites par Primo Levi, mais dans des conditions insignifiantes, devant la bassesse et la vulgarité d’existence qui hante les démocraties, devant la propagation de ces modes d’existence et de pensée-pour-le-marché, devant les valeurs, les idéaux et les opinions de notre époque. L’ignominie des possibilités de vie qui nous sont offertes apparaît du dedans. Nous ne nous sentons pas hors de notre époque, au contraire nous ne cessons de passer avec elle des compromis honteux. Ce sentiment de honte est un des plus puissants motifs de la philosophie. Nous ne sommes pas responsables des victimes, mais devant les victimes. Et il n’y a pas d’autre moyen que de faire l’animal (grogner, fouir, ricaner, se convulser) pour échapper à l’ignoble : la pensée même est parfois plus proche d’un animal qui meurt que d’un homme vivant, même démocrate ”
Devenir philosophe pour échapper à l’emprise du dernier homme en nous : version moderne de l’antique désir de sagesse...( à suivre sur le site du Portique)