Mots du jour : 'Foule/masse/peuple '' avec 3 liens : 1) Christian Ruby sur nonfiction.fr; 2) Stéphane Corbin et Alexandre Dorna sur calenda.org; 3) article de Michel Freitag sur openedition.org, chapitre III avec extrait (§ 88-92) copié/collé : ''Masses et foules''
« La foule n'a pas de légitimité face au peuple qui s'exprime à travers ses élus. », a dit Emannuel Macron le 22/03/2023.
Mots du jour
Foule/masse/peuple...
Retour de la foule, masse anonyme , où se dissout l'identité et l'altérité, "menaçante", à l' instinct barbare, face au "bon" peuple "raisonnable" et "légitime" ( il vote pour un nom), pur ( ce qui veut dire, à sa place) en "conformité" avec les attentes du pouvoir (quand il contribue à reproduire l’ordre social et la tradition).
Toutefois, dans ce même discours, le Président envisage de se passer peu ou prou ( petit à petit ?) des parlementaires si légitimes devenus trop "capricieux" à son goût, brrr, aussi instables que la foule...
Foule, masse, multitude ou peuple ?
https://www.nonfiction.fr/article-9810-foule-masse-multitude-ou-peuple.htm
Article de Christian Ruby sur ''Masse & multitude. À partir de Freud, Canetti & Spinoza'' de Leon Farhi Neto, universitaire brésilien paru chez L'Harmattan
Stéphane Corbin et Alexandre Dorna pour un appel à contribution publié sur calenda le lundi 16 février 2009 ( il y a 14 ans)
FREITAG, Michel. Chapitre III. L’identité, l’altérité et le politique In : L'oubli de la société : Pour une théorie critique de la postmodernité [en ligne]. Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2002 (généré le 23 mars 2023).
Chapitre III. L’identité, l’altérité et le politique (p. 139-187)
Masses et foules (paragraphes 88 à 92)
88Je n’ai pas non plus parlé dans ce texte de deux thèmes qui furent en vogue en sociologie et en sociopolitique depuis la fin du XIXe siècle jusque vers le milieu du présent siècle : les thèmes des masses et des foules, qui ont subi plus récemment une mutation significative dans les notions de « majorités silencieuses », de « publics » (au pluriel), d’« usagers », de « clientèles », etc. Ces nouvelles formes, désormais spécifiées, mobilisées et décomposées des « masses » s’opposent toutes aux « foules » dans la mesure où la fusion effervescente de l’identité et de l’altérité y est remplacée par une tendance à la dissolution de l’identité comme de l’altérité dans la dispersion et l’événementialité immédiate des interactions.
89Je ne m’attarderai pas ici sur les « foules » : comme phénomène, les foules existent, en tant que formes passagères et circonstancielles d’action collective, et donc en tant que modalité fugace d’identité comportant la fusion temporaire des identités individuelles. La notion est liée à l’idée d’une polarisation ponctuelle, unidimensionnelle et passagère, à caractère événementiel, des orientations significatives de l’action, accompagnée d’une mise en suspens des structures de régulation normatives et institutionnelles qui régissent habituellement les rapports sociaux et sont impliquées dans leur reproduction structurelle. L’attention et l’intérêt de la foule sont captés par une seule chose, ce qui entraîne l’annulation de la distance sociale entre ses membres, qui en sont alors plutôt comme les « atomes » plus ou moins agités. G. Gurvitch (1960), qui reprend les analyses psychosociologiques de Gustave le Bon, parle à leur sujet de « socialité de fusion effervescente », sorte de degré zéro des « formes de sociabilité ». Les foules sont évidemment liées à certaines conditions structurelles de la vie moderne : concentration urbaine, nouvelles modalités d’expressivité collective (comme dans les « sports de masse »), nouvelles sortes de mobilisation politique (meetings publics, rassemblements et manifestations de masses). Bien qu’éphémères par définition, elles peuvent jouer un rôle stratégique dans la dynamique politique des « sociétés de masses », et c’est donc à ce concept que renvoie l’intérêt particulier qu’on peut mettre dans leur analyse74. Ceci dit, il semble que la sociologie, reprenant sans doute de vieilles craintes ou fascinations bourgeoises, ait abusé du concept ou lui ait conféré trop d’importance. Les masses et les foules de gens qui, affairées ou badauds, remplissent la densité humaine des grandes villes et créent leur agitation permanente (Kracauer, 1995) ne forment pas des « foules », ni nécessairement des masses : chacun y vaque normalement à ses affaires, et tous évitent habituellement de se marcher sur les pieds. Il en va de même pour les flots d’automobiles qui engorgent les artères et bouchonnent les autoroutes. L’observation et l’analyse des formes de concentration et d’agglomération, de densités et de mouvements sont intéressantes à leur niveau, mais leur intérêt, lorsqu’il n’est pas technique, gestionnaire, démographique ou écologique, est sans doute plus littéraire que sociologique et historique.
90Le thème des masses et de la société de masses, en raison de la charge idéologique qui y fut toujours investie (le plus souvent négativement, par les « libéraux-conservateurs » qui l’associaient à la genèse du totalitarisme, mais aussi positivement, comme dans le marxisme-léninisme-maoïsme), est d’un abord analytique délicat (voir à ce sujet Gagné, 1987). Il faut dire d’abord peut-être qu’à la différence des foules, les masses n’existent pas « en elles-mêmes et pour elles-mêmes ». Ce qui existe peut-être, c’est cette forme de société nommée société de masses. Le concept, sinon le mot, en est tout d’abord lié à la critique conservatrice de la modernité politique et idéologique : au tournant de la Révolution française, des auteurs comme Burke, de Bonald et de Maistre dénoncent en effet le caractère abstrait, mécanique, artificiel des nouvelles institutions sociétales, auxquelles ils opposent le caractère « naturel » et « organique » de la société d’Ancien Régime, avec sa structure hiérarchique d’autorité et ses libertés civiles identifiées aux privilèges autonomes attachés aux divers états, statuts et corps intermédiaires. Mais le terme de société de masses va lui-même être utilisé surtout, d’abord, pour décrire (et dénoncer) les effets de l’extension progressive des libertés politiques nouvelles (de la liberté bourgeoise de forme universaliste et abstraite) à l’ensemble des catégories populaires de la société, effets conjugués avec ceux de l’industrialisation, du déracinement prolétaire, des migrations urbaines, et de la formation conséquente des « partis de masse » qui remplacent les « partis de notables » et les « clubs politiques ». Ici, le concept est associé à la crainte des effets de la « politisation de masse », vue comme un processus quasi « physique » et non réfléchi, ouvert à la propagande et à la manipulation (Arendt, 1972), et il est aussi généralement interprété dans l’horizon d’une perception négative de la nouvelle « culture de masse » qui risque de submerger la culture humaniste classique des élites « bourgeoises » (et des aristocrates progressistes) qui avaient participé à la création de l’espace public moderne. Le concept de société de masse se relie donc ici de manière privilégiée aux concepts de société médiatique, de société d’influence, de société de manipulation, etc. Certains ont voulu nier tout cela – mais de manière un peu dérisoire – en montrant l’existence empirique d’un two steps flow of communication (Katz et Lazarsfeld, 1965) – comme si la détermination de la structure de la société et de ses conditions de reproduction se passait à ce niveau-là !
91En relation avec le sujet de ce texte, il peut être important de remarquer que la société de masses est perçue (vécue) négativement comme absence d’identité collective a priori (transcendantale), tant traditionnelle (intégration statutaire concrète dans le tout) que moderne (identification universaliste abstraite – éthique protestante de Weber, surmoi freudien, individu « inner directed » de Riesman, 1964). L’identification s’opère de manière empirique, « motivationnelle » au sens de la psychologie béhavioriste, selon le modèle d’une extension à la sphère politique et culturelle (normative et expressive) de la logique instrumentale qui régit déjà le domaine de l’économie. Mais comme il n’existe pas de commun dénominateur, ni de médium d’échange objectif et universel dans le domaine des finalités (ou des intérêts) politiques et culturels, cette extension de la logique instrumentale paraît, pour les critiques de la société de masses, s’y accompagner d’une généralisation de comportements irrationnels et imprévisibles, et en tout cas sujets à toutes espèces de manipulations de la part des « organisations de masses ». Cette première version de la société de masses est donc, pour ceux qui en forgent le concept, synonyme de société entièrement ouverte aux idéologies et à la propagande.
92Curieusement, une fois écartée la menace des totalitarismes fascistes et nazis, la même société de masses va être perçue par les mêmes libéraux conservateurs comme une société caractérisée, positivement cette fois-ci, par « la fin des idéologies », et régie uniquement désormais par les impératifs pragmatiques d’une gestion technique et rationnelle de tous les « problèmes sociaux ». De même la mobilité des individus et l’ouverture des rencontres et des interactions circonstancielles ou stratégiques deviennent des vertus cardinales de la nouvelle « démocratie » néolibérale. On entérine théoriquement la « mort de la société » et l’omniprésence du social, la fin du « pouvoir » et la généralisation de l’« influence » et des mécanismes de « contrôle », et c’est ainsi que les masses inquiétantes d’avant-guerre ont fini par devenir les « majorités silencieuses » de l’après-guerre, en même temps rassurantes et désespérantes. La société de masse est ainsi devenue un simple agrégat statistique, dans lequel l’« inertie » de la masse est essentiellement de type culturel et se conjugue parfaitement avec une disponibilité dynamique aux sollicitations marchandes et aux modes, et qui n’est plus travaillée que par mille « variables ». Voilà donc enfin un objet parfait pour les sciences sociales ! Et un environnement à la mesure de l’individu libre et de ses calculs d’optimisation.