Retrouvailles (nouvelle)
Retrouvailles
Morose, un petit sac en tissu, façon sud-américaine, contre mon flanc gauche, je baguenaudais rue Saint Pierre, lorsque je vis un homme sortir de la boulangerie qui fait l’angle, ce lien aigu entre les deux rues où se déroulait ma vie.
Sa taille de géant, enfin pour moi qui suis petite, m’impressionna, de suite. J’étais sur le trottoir d’en face, prête à m’élancer dès que le feu passerait au vert. A l’instant où mon pied se posa, nerveusement, sur la bande blanche, fraîchement repeinte, j’eus l’intime conviction que c’était mon jour de chance. Il était là. Toujours là. Beau. Mais beau ! Ses yeux, waouh bleu-gris, ceux que je préfère, me fixaient. J’étais en apesanteur. « Je sentis », comme Phèdre, « tout mon corps et transir et brûler ». Cinq minutes auparavant, chiffe ramollie, je faisais mentalement le décompte de mes trois petits-amis du moment. L’un avait droit à mes soucis affectifs, l’autre à ceux du quotidien, avec mes voisins et les commerçants. Le troisième m’offrait du pop corn au cinéma, une fois par semaine. J’étais bonne fille, prête à leur accorder de temps à autre un baiser, mais je me réservais pour le grand amour, dont ma mère avait dit qu’il n’existait pas. Bien sûr, j’avais déjà eu des aventures « sérieuses », qui me demandaient un plus grand engagement, et donc, dans le désordre, des factures de téléphone en hausse,- en forte hausse-, des épilations -jambes et moustache : je ne suis pas blonde-, un renouvellement plus fréquent de mes sous-vêtements, sans oublier des consultations chez le gynéco, en plus de l’achat de préservatifs. Les hommes sont si irresponsables, comme le dit aussi maman.
Je n’étais pas encore de l’autre côté de la rue ; en flageolant sur un petit nuage, la tête haute tirée à la verticale par un fil invisible je n’en finissais pas de traverser. Un sourire béat entrouvrait mes lèvres. Il me barra la route. J’étais arrivée. Je sentis une main chaude et douce soulever mon menton. Les yeux fermés, je ne sais ce que j’attendais. Comme rien ne se passait, j’allais être obligée de les ouvrir. « Aurore, c’est bien toi ? ». Cette voix. « Victor ! ». Comme tu as changé. Tu es si grand. Impossible. Toi. Toujours la même. Si on m’avait dit. Oui. Tu avais disparu. J’avais oublié.
Victor avait été mon premier amour. Bêtement blottie dans ses bras, même si, et c’est possible, l’amour n’existe pas, que le frémissement des corps et le joyeux emballement du cœur ne sont qu’une illusion, une de plus, depuis ce jour-là, la mélancolie qui m’habitait, sans doute encore tapie dans des recoins inconscients, n’envahit plus systématiquement mes réveils. Peut-être mes hésitations douloureuses et accablantes, jour après jour, l’avaient-elles patiemment redessiné…Mes amies me répètent à l’envie que tout cela n’a rien d’un coup de foudre, que…Chut, taisez-vous…Laissez-moi y croire.
Claire ANTOINE