Entrer dans la ronde

                                       Entrer dans la ronde

 

Daphné courait dans les rues désertes. Il devait  rester. Sans lui tenir rigueur des propos décousus qu’elle avait tenus la veille au soir. Michel, Michel... Elle sanglotait et restait toujours du même côté du trottoir, comme on le lui avait appris. Les yeux lui piquaient. Le beau pull angora qu’elle s’était acheté pour leur rendez-vous et dont la manche droite lui servait de mouchoir, ne parvenait pas à arrêter l’écoulement de son nez.

Encore quelques pâtés de maison et elle arriverait à la gare. Depuis la mise en circulation du TGV les horaires avaient changé et la jeune fille ne savait pas précisément à quelle heure partait le premier train pour Paris. Qu’importe. Elle attendrait.

Le carrefour…Elle le franchit, en diagonale, sans se préoccuper des voitures peu fiables à cette heure où elles ne respectent pas nécessairement les règles du code de la route. Ce fut un vélo qui la frôla. Le cycliste ne l’avait évité que de justesse et quand, s’étant redressé, car il avait été déséquilibré, il s’était retourné  pour  pester et la maudire, elle était déjà loin.

L’odeur des rails la fit ralentir. Enfin, la gare. Bientôt elle apercevrait la passerelle. L’emprunter, dans le noir n’était sûrement pas une expérience à faire. Le journal local répandait l’effroi, en divulguant, particulièrement en période d’élections, que  plusieurs fois par semaine de brutales agressions étaient commises dans cette zone où se pratiquaient des trafics en tous genres et où la police ne s’affichait plus que rarement. Avait-elle le choix ? Ce  raccourci était son salut, même si, mais elle n’était pas en état de l’accepter, il  l’exposait à des dangers bien plus graves que celui qui consistait à voir son petit ami retourner chez lui, dans la région parisienne, (elle ne savait pas où exactement, d’ailleurs) sans savoir s'il l'aimait. Certainement qu’il ne le lui dirait  jamais et n'avait même jamais pensé à le lui dire, à le lui avouer,  tellement elle s’était montrée ridicule. Elle avait lu du dégoût dans ses yeux, de la surprendre ainsi, hors d’elle, folle, presque. Les femmes autour d’elle le lui disaient sans arrêt : il faut avoir de la tenue. Les hommes n’aiment pas les agitées. Si tu n’as pas de respect pour toi-même, comment les autres pourraient-ils en avoir ? Car c’était une question de respect, ni plus ni moins… Elle entama le franchissement du maigre ponceau resserré, par endroits, en crispant une main sur les  indiscrets battements de son cœur. La gorge obstruée, raidie par cette maudite boule qui l’empêchait de déglutir et qu’elle aurait dû être capable de désintégrer. Se remettre à courir pour ne pas mourir là. Quelques petites lueurs blanches montant de lampadaires situés en contrebas cherchaient à la séduire, donnant comme point d’appui à son regard exténué les lignes à haute tension au-dessus desquelles elle passait. Sa cage thoracique refusait le passage au moindre souffle d’air. A cet instant là, elle aurait même été soulagée de se trouver face à un quelconque truand. Enfin, les escaliers.

Personne, en bas ne semblait battre le pavé.

Michel n’avait aucune intuition. Elle pouvait s’exposer, mourir pour lui. Il n’en saurait jamais rien. Ni lui ni personne. Sauf que, quand on retrouverait son corps, il y aurait certainement un article dans le canard du coin, un avis de recherche. Mais à qui appartient cette dépouille, retrouvée recroquevillée à deux pas de la gare centrale ? Alors, peut-être, la banale expérience de la jeune et insignifiante Daphné pourrait –elle, dans ces conditions, devenir matière première  d’une émouvante histoire aux nombreuses variantes.  Chacune  contenant, on le sait, un fond de vérité. Tous les thèmes dont on raffole, rassemblés sous la plume d’un habile pigiste. Un bouquet palpitant qui croiserait des motifs  dont le point commun serait une morale pratique à mettre entre les mains des jeunes filles imprudentes qui sortent la nuit. Ainsi le journal retrouverait-il, Alléluia !, un taux de lecteurs suffisant,  pour permettre à la Direction de repousser la date de la mise au chômage technique de la moitié de sa Rédaction.

Ce  serait là, le rôle de sa vie, à la  jeune fille, anonyme, sortie du système scolaire avec un bac dont la  mention passable lui restait collée au front. Je passe, pour éviter le pathos, sur les fautes d’orthographe qui entachant, irrémédiablement, la qualité de ses travaux, lui interdisaient tout avenir parmi les gens bien qui pensent. Inutile de s'attarder non plus sur  ses dents irrégulières, dont l’émail manquait d’éclat, ni sur la couleur imprécise de ses cheveux.

La tentation  était donc forte. Plaquer cette vie « de con », comme elle se le répétait, pour entrer dans la ronde et être utile. Parce que ce que la société attendait d’elle, c’était ça, à coup sûr, qu’elle meure jeune, dans les conditions plutôt glauques, exposées plus haut, suffisamment inexpliquées pour pouvoir être disséquées, par ceux qui sont de l’autre côté. Qui mettent en mots. Pacifient, ainsi. Pansent. Etc. etc.

 Dire qu’une tentation est forte, c’est n'est-ce pas, l’avoir déjà repoussée.

Daphné  se redressa. De la gare lui parvenaient des bruits, ténus, oui, mais concrets. Des éclats de voix, même. Elle ne rêvait pas. Elle avançait, vers l’entrée qui s’était illuminée, dans l’intervalle. Dans un commentaire consacré à un grand romancier du XIXème siècle, on dirait qu’à ce moment là, le cœur de la jeune fille était en harmonie avec la nature environnante. Daphné retrouvait des couleurs  et le décor naturel, dans lequel elle se mouvait, non pas une montagne escarpée, ni un lac aux rochers d’opérette, mais le point névralgique d’une petite ville aux valeurs contemporaines, la gare, s’éveillait.  

En principe, le jeune homme devrait se matérialiser, maintenant.

Hélas ! Ce ne fut pas Michel qui se présenta dans le tambour du tourniquet de l’entrée. Peu importe. Elle salua discrètement l’employé, s’introduisit rapidement dans la salle d’attente et s’installa sur une banquette d’angle.

« Dada, qu’est-ce que tu fais là, bon sang ? Tu es là depuis combien de temps ? Je vais téléphoner à tes parents. ».

Elle reconnut sa soeur de lait dans celle qui la secouait comme un prunier.

Daphné allait être obligée de fournir elle–même, comme une grande, des explications à sa conduite. Une histoire qui tienne la route. Quelque chose d’acceptable, qui puisse se raconter.   

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :