164 - ''De près et de loin, sous presque tous les aspects''

Publié le par Claire Antoine

 164 - ''De près et de loin, sous presque tous les aspects''
                                                     Sous presque tous les aspects
 
A un moment donné de la journée, c’était régulier, comme on ne savait pas quand ça allait se produire on était tous suspendus à ce moment, nos vies étaient remplies par ce moment comme dans l’attente de l’orage, de la catastrophe.
La vie pleine du vide de l’attente de ce moment où il se mettrait à chanter.
 
Il chantait une chanson…Imagine ...Tu le vois, là, chanter ? Il chante, il chante
 
Depuis deux heures de l’après-midi, parfois, il chantait. On se demandait s’il allait s’arrêter enfin.
Ce jour-là il chanta si longtemps, jusqu'à ce qu’il ne reste plus que moi dans la pièce.
Epuisés Nicole et François étaient partis.
 
La scène était un peu irréelle. A quoi pensait-il pendant qu’il chantait ?
Personne ne pouvait pénétrer ses pensées. On le voyait ouvrir la bouche. On voyait ses lèvres bouger, sa glotte frémir. Je guettais la fausse note, la fatigue prévisible.
 
Il chantait, sans nous demander, à aucun moment il ne le fit, et il aurait été inconvenant, en quelque sorte de le faire, nous – il ne nous demanda ni du geste ni du regard de l’accompagner.
Il était enfermé dans son chant mélancolique en langue incompréhensible, dont la mélodie nous transperça.
Je l’entendis des jours durant, en sourdine pendant que j’accomplissais les gestes tout simples de la vie de tous les jours.
 
L’année dernière ou une autre avant, quand il voulut acheter une voiture - il voulait le faire depuis longtemps, tout comme son père l’aurait certainement voulu, avant lui s’il avait eu assez d’argent –
Il s’était précipité chez le concessionnaire du coin de la rue. Mais devant la vitrine il renonça. Nous ne sûmes jamais pourquoi il ne l’avait pas achetée.
Il aurait été tellement simple de pouvoir écrire : « L'année dernière, il achetait une voiture et … cette affaire importante dans sa vie et la mienne eut des conséquences dont je vous parlerai certainement plus tard, dont j’aurai certainement l’occasion de vous parler ».
 
Il n’en finissait pas à cette époque de sa vie de commenter cet arrêt qu’il fit devant la vitrine du concessionnaire du coin de la rue d’à côté.  
Après pendant des années, il fit comme Frédéric, il voyagea, mais pas en voiture ni paquebot, à pied. Il ne connut toutefois pas pas du tout les ruines ni l'amertume née des sympathies fulgurantes, autant dans leur apparition que dans leur interruption. Sur l’écran, flou telle une muraille crayeuse en décomposition, occupant tout l’arrière-plan, tout du long, était, en lettres rouges dégoulinantes, écrit, en attaché, le mot solitude.
Et lui aussi. Il revint. Ce dimanche-là, quand il rentra, j’étais sortie. Je l’imagine sonner à la porte. Aura-t-il des fleurs à la main ? Je l’avais vécu cet épisode mille fois dans ma tête durant son absence. Je me disais : Quand il rentrera, je serai sortie pour un instant ou partie pour toujours.
Je mis les fleurs dans une bouteille d’eau gazeuse, que je coupais avec des ciseaux de poche.
 
Dans cette période, il se remit à chanter. Tous les jours, à nouveau, il chantait et de plus en plus fort, pendant que jusqu’à midi tous les jours, j’allais au parc.  Parfois je me disais qu’il criaillait. Nous cohabitâmes. Cela dura, encore une fois, un certain temps. Je dirais jusqu’à ce qu’il eût 50 ans.
Chante-t-il encore aujourd’hui ?
 
Même si la tempête s'est levée, un jour, nous obligeant à nous séparer, aujourd’hui, dans tous les visages que je rencontre je le cherche. Et je crois parfois le trouver.
 
Pour le savoir, je commence à chanter sa mélopée, pour qu’il me suive, jusqu’à la sortie… En vain.
 
                                                                                                                                           23 août

 

Publié dans texte

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