XIXe - Poésie - Femmes - A qui demander une recommandation ?
Pierre Bourdieu a écrit : « Ce qui “fait les réputations”, ce n’est pas, comme le croient naïvement les Rastignac de province, telle ou telle personne “influente”, telle ou telle institution, revue, hebdomadaire, académie, cénacle, marchand, éditeur, ce n’est même pas l’ensemble de ce que l’on appelle parfois “les personnalités du monde des arts et des lettres”, c’est la champ de production comme système des relations objectives entre ces agents ou ces institutions et lieu des luttes pour le monopole du pouvoir de consécration où s’engendrent continûment la valeur des œuvres et la croyance dans cette valeur ». En résumé, la production de la littérature serait collective et correspondrait plus à une lutte des classements qu'à une lutte des classes.
Toutefois, il n'est pas inintéressant de se demander quels sont les "aimants" qui attirent à eux les femmes poètes en quête de reconnaissance. Ceux grâce auxquels les poètes sont en droit de penser qu'elles seront introduites dans la sphère idéalisée des « grands poètes ».
Petite synthèse
Pour s'assurer une légitimité, dans la première moitié du XIXe, dans le monde restreint de la poésie, "à quel saint se vouer", quand on est une femme ?
Des référents masculins contemporains
Au XIXe, en poésie, quand des femmes veulent conquérir une certaine visibilité, et qu’elles cherchent des références, des modèles qui vont fonctionner comme des instances de reconnaissance, elles se tournent du côté des poètes et écrivains hommes, initiateurs et protecteurs consacrés comme Hugo, Lamartine ou Chateaubriand qui ne détestent pas entrer dans des jeux de stratégies féminines de ce type. Béranger figurant le poète populaire marginal qui a réussi est également souvent sollicité. Il présente une alternative. Bien sûr c'est un homme, mais ce n'est pas un Bourgeois. Or elles sont souvent issues de ce milieu conservateur, et donc, s'appuyer sur lui leur permet de revendiquer une posture progressiste et féministe.
Des icônes féminines légendaires
En poésie, les femmes « légitimantes », auxquelles les "poétesses" pourraient se référer de façon incontestable, sont rares et très éloignées dans le temps. Elles appartiennent à la légende et le doute subsiste sur leur identité réelle de femme et de poète. Il y a surtout l’énigmatique Sappho, poète de l'amour, dont l’œuvre est découverte par fragments et traduite de mille façons ; Clémence Isaure, inspiratrice et peut-être poète qui aurait, au XVe siècle, restauré les Jeux Floraux de Toulouse ; Clotilde de Surville, XVe, emblème du lyrisme maternel et sentimental "miraculeusement" découverte à la fin du XVIIIe puis portée aux nues par Charles Nodier, surtout, qui devenant le critique officiel de la poétesse a "réussi" à en faire une arme de combat machiste...puisqu'il l'a donnée aux femmes poètes comme modèle incontestable, authentifié et labellisé par l'histoire et la tradition; "Les femmes ont toujours écrit si joliment comme ça"... La belle Cordière, Louise Labé, XVIe, rééditée en 1824 exprime dans ses sonnets les tourments féminins de la passion, mais serait peut-être en partie un paravent pour Maurice Scève.... Il y a aussi au XVIIe siècle, Madeleine de Scudéry qui sans être poète, se faisait surnommer Sapho...
Des contemporaines sous condition
Il existe malgré tout chez les Romantiques des admirations contemporaines qu’il a été possible de revendiquer, dans une sorte d’« espace poétique de solidarité féminine », ce sont en particulier Amable Tastu et Marceline Desbordes-Valmore. Mais leur aura reste fragile. Elles ne garderont pas très longtemps leur statut. Les thèmes d’Amable Tastu, qui répugne par trop à s'adapter à la misogynie du siècle finiront après un épisode lyrique par s'orienter plutôt du côté de l’histoire, de la philosophie ou des sciences. Ils seront alors jugés décevants, trop « virils ». Au fil du temps, ses poèmes « perdront, hélas, dixit Lamartine, leur âme et leur harmonie ». Sa lyre ne s’épanche pas assez !
Marceline Desbordes-Valmore quant à elle plus spontanée, plus passionnée, plus consensuelle, et conservatrice, leur semble parler davantage avec son cœur et de fait, elle sera plus fréquemment et plus longtemps sollicitée pour des cautions, ou des « parrainages » poétiques. Mais comme, pour pouvoir vivre de ladite plume poétique, elle attend beaucoup des critiques de l’époque et que ceux-ci préfèrent qu'elle se cantonne exclusivement dans le lyrisme larmoyant - au point qu’elle devra supporter le surnom dépréciatif de « Notre-Dame-Des-Pleurs » - elle finira elle aussi par perdre de son prestige auprès des femmes poètes qui n'aiment pas cette étiquette-là. Claire Antoine-Lhote