La scène et la vie - théâtre - La Préface de "Le comédien et la grâce" d'Henri GHEON

Publié le par Claire (C.A.-L.)

Le texte initial de la pièce, - qui, à ma connaissance (?), n'a pas été jouée - a été rédigé par Henri GHEON en  1925  et se trouve en tête de l'édition de l'oeuvre parue  dans la collection "Le Roseau d'or Oeuvres et Chroniques".
 
Le comédien et son jeu dans un registre fantastique où vie imaginée et vie "réelle" fusionnent ?
 
La préface dont le style a été un peu modifié - "contemporanéisé" ...est une réflexion sur le théâtre, sur la distance entre le comédien et le personnage qu'il incarne. Se pourrait-il que la Grâce soit une telle force agissante, transformatrice, qu'elle puisse supprimer totalement cet écart qui existe entre les deux. La grâce dans un schéma actantiel serait un adjuvant placé sur l'axe du pouvoir. Permettant la dépossession et la réorientation de la quête, du désir vers une union parfaite entre le texte et la vie.
 
"Sur les 25 pièces que j'ai écrites depuis la guerre, 20 ont été montées et réalisées dans la foulée. Celle-ci " Le comédien et la Grâce", fait exception : elle sera lue  avant d'être jouée et vue.
Elle ne se conforme pas aux moeurs du temps. Pourtant, je la destine à un large public, qui plus est, pas nécessairement chrétien. Il faudra certainement attendre un certain temps avant qu'elle ne soit montée. Sa publication m'a donc semblé un bon moyen de la faire connaître sans passer tout de suite par la scène.
                                        D'habitude, deux principes me guident. 
Le premier c'est qu'une  pièce de théâtre  n'a de raison d'être qu'au théâtre, le  lieu de sa réalisation.
En effet, si  c'est bien un genre littéraire, ce n'est pas que cela.
Il me paraît important de faire le point sur  la notion de théâtre pur, comme il est question de poésie pure depuis Mallarmé. C'est à partir de ce point d'ancrage, consolidé,, que  le drame trouvera une autonomie qui le dynamisera. Et le deuxième, c'est que je  veux rendre, techniquement,  à l'art théâtral sa pureté primitive en donnant le meilleur de moi-même tant sur le plan des valeurs chrétiennes que sur celui du drame populaire.

Malheureusement, aujourd'hui, le dramaturge, pour faire jouer ses pièces, doit tenir compte de certaines données économiques dures et humiliantes. Soit, il cherche avant tout à plaire aux mécènes et à leur public qu'on appelle "le grand public", soit il se prive de la raison d'être  du théâtre qui est l'échange et la communion avec les spectateurs, en le réservant à un petit groupe de fidèles ou à la production écrite.  

A ce compte-là, je pense qu'il est peut-être préférable de renoncer à la qualité littéraire, car écrire une pièce qui ne sera jamais jouée compromet la pratique même du métier... 
Heureusement ! Je ne suis pas dans ce cas. Sans que j'aie fait quoi que ce soit pour cela, et sans concessions non plus, j'ai en ce moment tous les moyens nécessaires, à savoir une troupe, une scène et un public, pour faire jouer mes pièces.
Toutes mes oeuvres ont été jouées par la Compagnie que j'ai fondée : " Les Compagnons de Notre Dame ". Je souhaite promouvoir un art direct, affûté sur la scène même, ANTILIVRESQUE.   Revenons à cette pièce qui m'oblige à trahir mes convictions les plus profondes. Elle appartenait au début à une série de Comédies et de Drames dont j'estimais qu'ils étaient capables de créer une passerelle entre un art "catholique" et le "grand public". Depuis Polyeucte, dont Corneille s'est excusé, cette entreprise est toujours aussi malaisée. Le titre de ma pièce  affiche ce dont il s'agit. Il paraît que le public ne suivra pas. Ce public...(Que sait-on, d'ailleurs vraiment de ses aspirations ?) s'intéresse pourtant encore au destin d'Oedipe, aux religions orientales; c'est bien le signe qu'il croit à l'existence d'une puissance qui le dépasse. Si j'avais parlé de Mahomet ou de Bouddha, je suis sûr qu'on n'aurait rien trouvé à redire. Mais, le mot " chrétien" écorche les oreilles...On me reprochera aussi d'avoir été chercher mon sujet chez Rotrou. Aurait-on idée de réécrire Andromaque, Phèdre ou Britannicus...Non ! Nous voulons du neuf !!! C'est, à mon avis un préjugé. Notre époque prétend tout inventer !  Comme si toutes les situations dramatiques n'avaient pas été exploitées... Ceux que l'on considère comme de grands auteurs, les maîtres du théâtre, ont toujours choisi une matière qui avait déjà été travaillée. Un sujet tiré des  légendes , de l'histoire antique, qu'ils reprenaient ou que leurs devanciers avaient laissé de côté. Leur apport consistait modestement à actualiser le sujet en en respectant l'esprit. La contrainte du cadre leur donnait,  paradoxalement, une grande liberté de création. J'ai pensé que celui de Saint Genest était à réécrire.
Il y a 4 ans, j'ai commencé à me battre en faveur d'un théâtre chrétien populaire sans en mesurer forcément toute la portée spirituelle. Le  soir de la générale, un jeune acteur professionnel qui tenait le rôle du pendu dans La Farce du Pendu dépendu, m'a avoué que bien qu'il soit chrétien non pratiquant, il priait "pour de bon", en récitant le rosaire. Ce qui faisait partie de son rôle. Une sorte de miracle !
                                           "Pouvoir de la fiction sur la réalité"

D'autres faits similaires m'ont été rapportés. Des comédiens,  jeunes ou vieux, se surprenaient à changer  suite au rôle qu'ils avaient tenu sur la scène. Certains,dans des situations difficiles, prenaient comme repère le personnage saint des pièces qu'ils jouaient. Le personnage et l'interprète peuvent ainsi, à n'en pas douter, coïncider sous l'action de la Grâce. C'est le poète Jean Pierre Altermann, un ami très cher devenu prêtre, avec lequel j'évoquais ces transformations qui m'a fourni le sujet du Saint Genest de Rotrou.

                               Qu'allais-je pouvoir dire de mieux que Rotrou ?

J'ai relu la Tragédie et je dois dire que j'ai été déçu. L'histoire en est bien moins intéressante que le style, qui lui est parfait. Dioclétien fiance sa fille avec son collègue Maximien et fait représenter, sur la scène,  pour l'occasion, par Genest, l'histoire d'Adrien le martyr. Et Genest, en l'interprètant, se convertit.

Ce qui aurait été intéressant, c'est de traiter l'influence d'Adren sur Genest. Mais ça, Rotrou ne l'a pas fait. Il ne s'étend pas sur le travail de l'acteur. Au début de l'acte 2 une voix venue du ciel ordonne à Genest de se convertir. Jamais l'intime pensée de ce dernier ne nous est livrée. Et  à l'acte 5, il proclame sa convertion et devient martyr, alors que nous l'avons perdu de vue depuis 3 actes...Erreur de conception. Rotrou n'est pas Corneille. Polyeucte n'est pas qu'un martyr, c'est un époux, un grand Seigneur, un homme particulier. En ce qui concerne Genest, il fallait s'attarder sur l'homme, particulier, lui aussi, sur le comédien et sur le païen.

Si l'action de la Grâce dispense d'analyser l'âme humaine, alors les auteurs chrétiens n'ont plus qu'à fabriquer des types de saint en série, avec intervention magique ! La Grâce est là pour dépasser la nature, l'exalter, la diriger en utilisant des éléments humains. Le ressort du drame sacré doit montrer comment la Grâce les met en jeu d'une façon nouvelle pour chaque homme. Rotrou ne montre pas en quoi Genest est particulier. Il m'a fallu suppléer à cette lacune.
Bien sûr, mon Genest n'est pas parfait non plus. D'autres pourront ainsi le reprendre après moi. Mais j'aurai été un maillon de la chaîne.
Voilà ce que j'ai voulu faire : un païen devient chrétien. Mais pas n'importe quel païen, pas n'importe quel homme et pas non plus n'importe quel acteur. J'ai dû mettre au jour tous les éléments dramatiques, les rassembler en faisceau pour les conduire à leur fin. Genest, dit-on, haïssait les chrétiens, mais ils étaient nombreux dans sa famille. C'est à contre coeur, pour des raisons personnelles,  qu'il va accepter d'incarner sur scène un martyr chrétien. L'Empereur le lui demande et Genest, en grand professionnel s'exécute.  Il vaincra son dégoût et entrera pour un temps dans ce rôle qu'il n'aime pas.. Pour la première fois l'acteur est renvoyé dans son for intérieur, par les mots qu'il prononce à des interrogations personnelles. Il en veut à ses parents d'être chrétiens. Pourquoi n'est-il pas tout simplement indifférent ? Où est la vérité ? Il doit la rechercher dans la fiction. Et là, la Grâce intervient, se sert des arguments de l'acteur, des passions de l'homme. L'acteur cède. L'homme se débat. L'homme se rend. L'acteur dépose le masque. Dans cette pièce, quoi qu'on en dise, c'est l'art de l'acteur qui importe. La pièce oblige l'acteur à s'engager lui-même.  Elle a réveillé l'homme secret. Le point où son Dieu l'a touché. C'est comme si tout et tous se liguaient pour le convertir: Albine qu'il aime, Poppée dont il est aimé,  Adrien, Félix, son frère,  qu'il doit revoir pour mieux jouer la pièce  et la Grâce. De multiples influences convergentes. Le personnage s'est formé en moi à mon insu. Il marchait. Je l'ai suivi avec un comédien et une troupe à l'âme généreuse. Genest vivait par procuration. Ayant eu l'occasion de vivre pour lui-même, il a sauté le pas, jusqu'à en mourir. Au bout du compte, le problème posé est celui de la sincérité de l'acteur. Depuis Diderot et Le paradoxe du Comédien, peu de choses ont été écrites sur ce sujet et les réponses sont peu concluantes. Ce qu'on oublie de se demander c'est en quoi l'abandon au rôle ou au contraire le fait de le maîtriser influencent  la vie de l'acteur. Feindre développe-t-il en lui l'hypocrisie ? S'il joue, sur la scène,  un héros, peut-il "dans la vie", le devenir ? Le propre du théâtre est de développer les passions extrêmes. En cela il peut être utile...Pour finir, j'ajoute, je le dois à la vérité, que l'histoire de Genest n'est pas une fiction. Tous les jours certains acteurs non professionnels déclarent que quand un personnage les dépasse en vertu, en héroïsme, en amour de Dieu, ils s'y abandonnent sans hésiter.  Qu'ils soient publiquement remerciés : ils ont inspiré cet ouvrage.

Publié dans Théâtre - Préface

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