récit autobiographique (publié dans la revue de l'Association "Récits de vie"


 

 « Arrache aussi celles-ci… »

« Arrache aussi celles-ci, tu veux bien ? » Tant de mauvaises herbes. L’an passé, à la même époque,  il n’y en avait pas une. Et avec une truelle - rien d’autre sous la main,  au moment de partir -, encore maculée du ciment taloché sur les murs de la maison que nous étions entrain de rénover.

Depuis une heure, mon fils nettoyait la tombe de son arrière-grand-mère Le marbre avait besoin d’un petit coup de balai, voire plus. Dit comme cela, c’est simple, utile, même… Cette femme, ma grand-mère, il ne l’avait pas connue. Ni lui, ni les autres petits enfants de la famille. Elle est morte en 67. Grégoire m’aidait. En fait, il avait pris la direction des opérations, dans une tâche parfaitement inaccoutumée. Jamais on ne m’avait demandé quoi que ce soit, ni ma mère, ni sa sœur qui est ma marraine. C’est lui, mon fils cadet, qui m’avait incité à venir avec lui. Il allait s’installer dans une autre région, et il ressentait, me semble-t-il, comme un besoin urgent de s’inscrire dans une continuité qui passait par là, par le cimetière. La mort acceptée, ritualisée. Celle qui, pour lui, n’était jamais née, puisqu’il ne l’avait pas connue, devait être « chouchoutée ». Ce marbre disait son appartenance concrète à la terre messine. Ma mère, qui avait mis en récit certains événements de sa vie dont je faisais partie refusait catégoriquement d’évoquer sa mère vieillissante. Quelque chose de grave avait dû se produire, en elle, autour d’elle, à un moment, quelque chose  qu’elle ne pouvait pas accepter. Qui la torturait. J’ai l’impression, en écrivant ces mots de commettre une sorte d’irréparable. Si ma mère tombait un jour sur ces quelques lignes où elle apparaît, même très peu, sans qu’elle en ait le contrôle, elle ne le supporterait pas, enfin, je crois. Elle ne donne à personne le droit de parler d’elle.

La mort, la maladie, on n’en parlait qu’à mots feutrés. Pour être honnête, depuis quelques temps, comme la moyenne d’âge augmentait, les mots effrayants se mettaient à être prononcés parfois clairement, distinctement, mettant par là, pour un temps, un terme à l’angoisse. Elle sourdait d’habitude, suintait, taraudait la bonne humeur, affleurait sous la cordialité des propos, minait les fêtes de famille qui rythmaient les années.

Je bavardais pendant que mon fils replantait les six pots de jolies fleurs multicolores que nous venions d’acheter. Je meublais le silence. Que de temps passé depuis que, sur ses genoux,  je lui demandais, à elle, la permission de mettre mes socquettes blanches. Ma mère, dans la même pièce écossait les petits-pois et me lançait des regards lourds de reproches. J’ai depuis cette époque,  d’ailleurs une indestructible réputation d’opportuniste ! Mon attitude n’aurait-elle pas pu être analysée autrement ? Et ce jour, où celle que j’appelais « mémé » passa de l’autre côté de la rue et où je ne la saluai pas…Je l’ai ignorée, alors que je l’aimais tellement…Mes parents avaient décidé, brutalement, à mon sens, de rompre toutes relations avec elle. J’avais alors douze ans, je crois, et j’étais très soucieuse de « bien » faire, obéissante, donc. Deux ans plus tard, un dimanche, mes cousins sonnèrent à la porte pour annoncer qu’elle était morte.

Je l’ai revue, allongée sur son lit, victime au cours de la nuit d’une hémorragie cérébrale. Elle laissait, sans l’avoir voulu, ma cousine dans le désespoir. Celle-ci avait été, comme on peut l’être vers douze ou treize ans, un peu agressive avec elle, la veille au soir…Une histoire de dessert… Ma grand-mère prenait ses repas du soir chez ma tante, sa fille ainée, mariée et mère de deux enfants.  

Terrible pour une adolescente. Terrible pour moi aussi qui ne pouvais même pas me souvenir d’une expérience récente avec elle. Ma mère en fut, elle, soulagée. Elle ne fit plus de crises d’asthme.

En une heure, la tombe était nettoyée. Ce n’était, je le répète, pas un service qu’on me demandait habituellement. J’en conçus un sentiment d’incongruité. Un peu comme ce jour où, à l’école Poncelet j’ai raconté au prêtre qui nous enseignait le catéchisme que mon oncle, un des frères de mon père était mort à Alger, à 6 heures du matin, dans son lit, tué par balle : il nettoyait son révolver, paraît-il. Le prêtre m’a écoutée et m’a gentiment reconduite à ma place et le cours a continué, comme si de rien était*. J’aurais voulu, je ne sais pas, qu’il me console, qu’il donne corps à ce drame, qu’il me donne, je crois, le droit d’être triste.  Je n’en ai parlé à personne.  Une page se tournait.

Depuis ce jour, en allant faire mes courses dans la grande surface située derrière le cimetière, trainant mon bruyant caddie, j’adresse un petit bonjour à  ma mémé. Les premières fois, j’en ai eu les larmes aux yeux.

                                                                   ...

*Quelques mois plus tard, je rajoute cette citation de BM Koltès, qui se trouve dans la présentation que la ville de Metz fait de "l'événement", mot à la mode...que constitue l'année 2009, "Année  KOLTES", à l'occasion de l'anniversaire (20 ans je crois bien) de la mort de ce dernier :

" En province, ( à Metz, en l'occurence, il était messin)(...) l'Algérie semblait ne pas exister et pourtant, les cafés explosaient(...). Il y a cette violence-là, à laquelle un enfant est sensible et à laquelle il ne comprend rien."  

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