trouvé sur le site lacritique.org (revue d’art contemporain en ligne) article de Daphné LE SERGENT sur un livre de Fabien Danesi, Le mythe brisé de l’Internationale situationniste

Publié le par Claire

Le mythe brisé de l’Internationale situationniste 1945-2009, Fabien Danesi

l’aventure d’une avant-garde au cœur de la culture de masse

L’art contemporain s’apprécie aujourd’hui à une échelle internationale.
 Il quitte peu à peu une lecture le plaçant dans une avancée chronologique et temporelle au profit des questions que posent différents positionnements géostratégiques des commissaires et artistes (visibilité dans des lieux prestigieux, biennales, médias).
 L’ouvrage de Fabien Danesi sur l’Internationale Situationniste, en cartographiant avec précision les forces d’attraction et d’opposition qui ont traversé et nourri ce mouvement, apparaît comme un élément de réponse, montrant comment s’y est déployé un espace propre à appeler un changement de conception sur l’œuvre d’art.


C’est tout d’abord d’une rupture avec l’histoire, de la volonté d’une tabula rasa, qu’il faut prendre en compte, au fondement du mouvement.

 La nouveauté engagée par les artistes des années 50 (Yves Klein, Georges Mathieu) devait surenchérir sur la béance, sur le vide creusé par la radicalité formelle des avant-gardes, en rupture avec la tradition.

 « Pour les Situationnistes, écrit Fabien Danesi, l’invective était une façon de faire saillir les différences au moment où de nombreux artistes s’appropriaient l’histoire afin d’y accéder. »

 Dès lors, il s’agissait pour eux de trouver le positionnement juste, tant au niveau de l’affirmation des concepts situationnistes qu’à celui d’une différenciation d’avec les artistes et les intellectuels de l’époque : marquer la divergence avec Isidore Isou et l’Internationale Lettriste qui fut à l’origine du Situationnisme, prendre ses distances à l’égard de l’héritage surréaliste et de Cobra, témoigner de mépris pour les cinéastes émergents de la Nouvelle Vague, ou encore à l’inverse affirmer une filiation avec Dada. Peu à peu l’espace situationniste s’élabore dans le jeu d’une cartographie des relations et de liens.

En toile de fond, le monde est appréhendé au niveau de ses flux, de ses changements rapides, entropiques auquel le groupe souhaite rester connecté afin d’en mieux désamorcer la charge dans l’individu.

Le monde des Situationnistes est un monde changeant, tant au niveau de l’urbanisation rapide que de la croissance économique, un monde qui s’étire suite à la Seconde Guerre mondiale dont les bombes atomiques de Nagasaki et d’Hiroshima, rappelle l’auteur, firent triste état de leur échelle planétaire. De par ce monde, analyse l’auteur, les Situationnistes vont à la dérive, cherchant les signes d’une possible « cohérence révolutionnaire », voyant par exemple dans la décolonisation l’expression d’une émancipation face à la domination bourgeoise. L’espace qui est décrit ici se détermine au travers de ses limites extérieures.

 Il renvoie au concept nodal du groupe, celui de la situation, où l’individu est conditionné par un contexte politique, économique, architectural – conditionnement repoussé par Guy Debord comme externe à l’individu et dont la modification entraînerait la possibilité d’un changement.

 

Dans cet espace situationniste, qui est avant tout relationnel car engagé au travers de liens

 – ralliement, résistance, affinité, différenciation –,

l’être en paraït le noyau malléable et se réclame appartenir à une totalité.

 

 Le mythe du Situationnisme, selon l’auteur, est celui d’un homme total, non plus en proie aux schizes et aux divisions internes causées par la modalité économique de son existence (aliénation, spécialisation et parcellisation de son activité professionnel), mais réinvestissant un lien premier avec les temps lointains d’une origine, d’une unité, celle de l’être et de son milieu.

 

En cela, pour Fabien Danesi, l’enjeu situationniste est anthropologique.

 L’espace qui s’ouvre est un pont vers un temps perdu, le recours à une boucle de temps accrochée par le désir de réminiscence.

 Ainsi la question du montage, du collage, du détournement,

stratégies mises en place dans cette perspective et retrouvées abondamment dans la production contemporaine, peut-elle être saisie comme une violente altération du sens premier des fragments, comme critique des pouvoirs en place, mais aussi comme la recomposition anachronique d’une figure de réconciliation entre le monde et soi.

 

Et c’est là toute l’ambivalence de l’œuvre contemporaine : vocation ouvertement discursive et critique face aux dispositifs économique, politiques, sociaux, mais jeu d’agencement qui agrée le désir lointain d’un absolu.

 

Il faudrait alors se tourner vers le Bauhaus et le tournant « biologique » que prit l’école dans les années 20 pour compléter l’éclairage que propose cet ouvrage. Parti de l’idée d’édifier une cathédrale du futur au travers de chantiers réunissant toutes les disciplines artistiques (une œuvre d’art totale), le Bauhaus en vint à proposer des objets et des formes (architecture, design, graphisme) conçus pour

 un « homme total » (Eric Michaud) aux besoins impersonnels et standards.

« Ce tournant effectuait le passage de l’œuvre d’art totale, à laquelle on demandait de donner au peuple entier son unité spirituelle en configurant la communauté dans sa globalité de masse, à l’homme total comme objet de l’art – mais un homme total conçu comme une unité biologique, c’est à dire indissociablement physique et psychique, et saisie dans on individualité « type » comme élément d’un ensemble qui doit être homogène et harmonieux. » (« Œuvre d’art totale et totalitarisme », Eric Michaud ; in Œuvre d’art totale, Paris, Gallimard, Musée du Louvre, 2003).

 

Peut-être est-ce de ce revirement-là, passant aujourd’hui quasiment insensiblement de l’un à l’autre, dont il faudrait nous enquérir dans la critique d’art face à une œuvre issue d’un espace mondialisé : le glissement entre un conditionnement/déconditionnement de l’être face à la forme et le désir d’y projeter les forces de territorialisation.

 

Publié dans citations. Notes.

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