Vaines agapes ou In vino veritas ?
SCENE UNE
JULES est habillé d’une sorte de tunique déchirée. Il a une barbe de quelques jours et tient un verre en plastique à la main. Il entre dans un salon dans lequel on a aménagé un coin « bar ».
JULES - Oh là ! Tavernier ! Ohé ! Du bateau ! (Il chante) Chef, un p’tit verre on a soif, on a soif…
JULIE – (off) Je n’ai pas envie de rire. Je suis entrain de m’habiller. Viens me donner un coup de main.
JULES – (interloqué) Hum ! Hum !
JULIE – Mais qu’est-ce que tu attends, JULIEN ?
JULES – Désolé. Je ne peux pas faire l’affaire…
JULIE- (qui sort des coulisses, à reculons, elle n’a pas remonté la fermeture éclair de sa robe) Aide-moi, enfin. Qu’est-ce qui te prend ? Les autres vont arriver et je ne suis pas prête. Il me reste encore…. (Elle se retourne)…Ah ! Zut ! Excuse-moi. Je ne savais pas que tu étais là. Je croyais que JULIEN était rentré. Vous avez la même voix, tous les deux. Mais qu’est-ce que tu fais dans cette tenue ? Ce n’est pas une soirée costumée. Aide-moi quand même, je ne vais jamais y arriver. (JULIEN pose son gobelet et s’exécute. Pendant ce temps, JULES apparaît au fond de la scène ou de côté et les bras croisés les regarde). Ce n’est pas une robe pour fille seule. Si je quitte JULIEN, je la mets au placard, ou je la donne.
JULES – Tu peux aussi changer d’homme. Ou te mettre avec une copine.
JULIE – T’as raison. Elle a encore de beaux jours devant elle. D’ailleurs, là, tu vois, JULIEN est invisible et pourtant ma fermeture éclair est remontée. Merci à toi, ô grand JUJU. (Elle joint les mains comme une chinoise et le salue de la tête)
JULES – Pur plaisir, ma belle JUJU… (Il la regarde en souriant, une main sur le cœur)
JULIEN – (qui s’avance) Quelle équipe, vous deux. Il suffit que j’aie le dos tourné…
JULIE – Ce n’est pas ce que tu crois, JULIEN
JULIEN – Bien sûr. Excellente réplique, usée jusqu’à la corde. Mais bien placée, sans hésitation. Pas de trou, pas de trac. Alors, comme ça, froidement, tu envisages de nous quitter, moi et ta robe. En plus, tu mets JULES dans la confidence. Remarque, si c’est pour lui que tu me quittes, tu vas t’amuser. (Il le jauge des pieds à la tête) T’es un bôgoss, tu sais ? Belles jambes poilues…Et pas que les jambes. Tu ne t’es pas rasé, ce matin. Et tu as gardé ta petite tunique. Dis-donc, elle est déchirée. Qui t’a fait ça ? Grand fauve…GrrGrr (Il s’approche de JULES qui recule, JULIE s’interpose entre les deux.)
JULIE – Laisse tomber. Tu le sais bien qu’on ne faisait rien de mal, rien de mâle-intentionné…
JULIEN – Quand même, l’autre là qui te propose de changer d’homme ou de te mettre avec une copine…Il est perturbé, ou quoi ? Entre nous c’est à la vie à la mort, ma traitre de JUJU… Tu me l’as encore redit il ya 15 jours…Les yeux dans les yeux (Ils dansent, enlacés pendant que JULES les regarde. Il s’est assis sur le canapé) Tu es peut-être une garce, finalement… (Ils s’arrêtent de danser. JULIEN la repousse et va s’asseoir à côté de JULES)
JULIE – Bien sûr. Prétexte imparable pour ne pas m’aider…Va te changer, au moins. Tu as transpiré. Tu n’es pas mal non plus, avec ton petit bermuda. Tu n’as pas trop de poils, toi, finalement…A-t-on idée de faire du jogging par cette chaleur ? Vous étiez nombreux ?
JULIEN – ( qui fait l’intéressant en montrant ses jambes)Oui. Il y avait plein de superbes nanas, bronzées, en sueur, elles aussi. Et souriantes, en plus. Ah ! Ça fait du bien de voir que certaines femmes s’entretiennent, et surtout ne font pas la gueule,… Tu vois ce que je veux dire ?
JULIE – (qui sort précipitamment) T’es un pauv’con, JUJU…Jules vient de me donner des idées…Une, surtout.
JULIEN (se tourne vers JULES qui a sorti avec précaution un tonnelet de Beaujolais de dessous le bar)- Tu as raison, frère, buvons un coup… In vino veritas. (Ils se servent à boire et trinquent.)
NOIR
SCENE DEUX
On sonne. JULIEN se lève sort et revient, suivi par JULIETTE. (à JULES qui ne le voit pas)
JULIEN – Devine qui est là…
JULES – Non, je ne sais pas. Si c’est pour m’annoncer ma copine…qu’elle reste dehors. Je ne veux pas la voir…Elle dit que je bois. Non, elle ne dit pas boire, elle dit : « Tu picoles, chéri… Tu as encore picolé, hier soir. Où as-tu appris à picoler comme ça ? » dans sa bouche, sa jolie petite bouche peinte en rouge criard, ça fait d’un violent, d’un vulgaire…
JULIEN –JULES…
JULES – Qu’elle m’entende…Barre-toi une fois pour toute.
JULIETTE se met debout devant lui, elle brandit une bouteille. JULES se lève, décontenancé.
JULES – JULIETTE !!!! Aïe. Aïe…Tu ne vas pas cafter, j’espère. Tiens, prends un verre là-bas sur le bar, et trinque avec moi. Allez ! On n’aime pas les mauviettes, ici. Tu marche au vin, toi. Hein ? Alors, tu n’as pas de mec, pas de petit copain, pas de câlins : c’est les amants ou la bouteille, qu’on dit toujours…T’es invitée pour ça, d’ailleurs, ma puce. Mets-toi à l’aise. Regarde-moi… Prends-en de la graine. Dessape-toi. Oh ! Juste un peu. Allez ! Le manteau n’est pas de rigueur, aujourd’hui. JULIEN, apporte-nous les couronnes mortuaires…
JULIETTE –Qu’est-ce que c’est que ce cirque, encore ? JULIA m’avait prévenue…Tu dérapes en ce moment.
JULES – Non ! S’il-te plaît, JUJU, ne me parle pas d’elle… Je m’interroge : tu crois que Roméo l’appelait aussi trivialement JUJU, sa JULIETTE ? Hein ! Réponds, je te cause.
JULIETTE – Tu es lourd. Voilà, j’enlève mon manteau. Et maintenant ?
(JULIEN arrive tenant autour de ses bras, comme des bracelets, plusieurs couronnes faites de pampres de vigne)
JULIEN – (faisant une révérence) Pour toi, JUJU Capulet…Ceins ton chaste front de cette couronne pamprée. Elle sera, ce soir, le signe que tu fais partie de notre grande confrérie. Au fait…Que sais-tu des Centaures ? La mythologie t’intéresse-t-elle, un tant soit peu, d’ailleurs ?
(Il s’assoit à nouveau, à côté de JULES. Ils la regardent tous les deux avec intérêt)
JULIETTE – (Elle tient la couronne à la main d’un air gauche) Où est JULIE ? … (Elle crie) JULIE…JULIE… (Ils éclatent de rire, JULIETTE lâche la couronne et s’enfuit)…Ils sont fêlés, ma parole…
JULIE - Off Je suis dans la salle de bain. N’entre pas tout de suite. Je me change.
JULIETTE – (qui revient sur la scène) Mais qu’est-ce qui se passe, ici ? Qui fait à manger ? On est là pour ça, non ? Elle s’habille en quoi ?
JULES – C’est vrai, ça. Elle était habillée, tout à l’heure. C’est même moi qui lui ai remonté sa fermeture éclair. Zip. Zip. On ferme, on ouvre. On ouvre, on ferme. JULIEN n’était pas là. ( Il le pousse du coude) dis lui que c’est vrai que tu n’étais pas là, que « c’est exact ». Tu remarques, je prononce comme il faut [exa]. Le vin me rend soucieux de phonétique…titillé par le bien dire, le joliment et parfaitement dire…Bref, j’ai fait l’affaire. L’affaire à faire. (Il tient son verre comme un micro et chante en imitant Sylvie Vartan ; air « ce soir, je serai la plus belle pour aller danser »)
Je fonde l'espoir que la robe que j'ai voulue
Et que j'ai cousue Point
par point Sera chiffonnée par tes mains…ain…ain…ain
Ce
soir je serai la plus belle, la plus belle pour aller danser….
JULIEN – Ne t’excite pas. On n’est pas encore séparés. Et puis attends que JULIA arrive. Vous êtres en froid, en ce moment ?
JULES - Qu’est-ce qui peut te faire croire ça ? Non, non. On a l’amour cool, c’est tout, contemporain, quoi. Elle doit comprendre qu’elle ne représente qu’une part de ma vie. Importante, certes, mais pas plus. J’ai des amis, des ex, des futures aussi. Elle n’est pas la seule femme qui existe au monde. D’ailleurs, grave lacune…Elle ne comprend rien au vin. Elle est plutôt bière. On m’a dit que les filles à papa étaient bière, malt houblon. De même qu’elle dit « picole », tu te souviens ? Elle dit « pinard ». Elle imite Coluche : « Le pinard, Gérard, ça devrait être obligatoire… ». Tu veux encore du « pinard » ?
JULIEN – Et ça te vexe ? A t’entendre, je dirais même que ça t’humilie…
JULES – Bien vu, Docteur. Je sens dans ces propos un tel mépris. Elle semble ne pas connaître tout l’aspect culturel de cette boisson. Elle qui aime le théâtre, elle oublie totalement Dionysos. Le Bacchus grec, dieu de la vigne et du vin, né de la Lune et de Zeus, symbole de la puissance enivrante, extatique de la sève qui monte dans les corps.
JULIEN – Ouais. Il était toujours au milieu d’une foule de satyres, de Bacchantes… (Ils se lèvent tous les deux en même temps) J’en appelle à Pan
JULES- aux Ménades…
JULIEN – A Priape…
JULES – A toutes les divinités, même secondaires…des extases et des mystères…
(Arrivent JULIETTE, JULIE et JULIA en tuniques grecques et couronnes de pampre. Elles tiennent des tambourins et dansent légèrement sur une musique de circonstance. Elles sont gracieuses. JULES et JULIEN bouche bée se contentent de siffler leur surprise.)
NOIR
SCENE trois
(Tout le monde est assis. Le seul à ne pas être encore déguisé est JULIEN)
JULES – Tu es là, JULIA. Depuis quand ?
JULIA – Tu as peur que j’ai entendu ce que tu as dit, croyant que je n’étais pas encore arrivée. Eh ! Bien, c’est le cas. Je ne veux pas jouer les vieilles rombières… (Les autres secouent la tête pour souligner qu’on n’en est pas là…), mais franchement, sous le coup de la boisson, en particulier du vin, du beaujolpif, je dois avouer que tu n’es pas particulièrement plaisant à voir ni à entendre. « Ta JUJU à toi » va se barrer et vite fait. (Elle se tourne vers les filles). Son petit mot doux favori, c’est « Ma JUJU à moi »…Je ne suis pas la seule d’après ce que j’ai pu constater…En fait, on est tous JUJUS, tous des « Jules », ici. Des Iules, ces mille-pattes, qui se nourrissent de débris. Plus ils sont vieux, plus ils ont de pattes. Notre amitié, à nous est trop vieille, elle a trop de pattes, trop de jujus. Trop de Jaja, peut-être aussi. Trop ou pas du bon. Pour en revenir aux millipèdes, j’ai lu un jour dans un dictionnaire que pour se protéger, ils se roulaient en spirale et qu’ils secrétaient une substance acide. Qui pue. Qui éloigne. Notre amitié, et notre amour, mon ex JUJU à moi, en a pris un sacré coup dans l’aile. Je me retire. Je préfère l’oubli. Et les plaisirs solitaires. A bientôt. On se téléphone.
(Elle s’en va. Ils restent perplexes quelques secondes, puis éclatent de rire. JULIEN s’approche de JULES, lui arrache sa tunique et la passe par-dessus ses habits. JULES en avait une autre en dessous. Ils se ressemblent tous les deux)
JULES – Ne nous laissons pas abattre, les enfants. La ronchon est partie. Je n’en pouvais plus. Elle n’est pas marrante. Elle ne comprend rien à l’amitié, le seul véritable amour. Il chante (en passant près des trois autres et en leur caressant le menton) « Moi je t’aime, toi tu m’aimes, nous on s’aiment, pas de scène, pas de peine »…
JULIEN – Georges Chelon, maintenant… Allez ! Tavernier, qu’on me serve à boire…Ya rien à manger ? Ben alors, qu’est-ce que vous attendez ? Au boulot, les enfants. Je vais piquer un petit roupillon, ( il cherche des yeux le canapé, mais se laisse tomber par terre) là, en attendant. Réveillez-moi quand ce sera prêt. Toi aussi mon JULES, mon JUJU à moi. Et que ça saute, là-dedans. Si vous sortez, …oui oui, j’ai compris, ce sera pizza…Rapportez de la bière, aussi. « Bier auf Wein, das rat ich dir »…ou c’est le contraire, je ne sais plus…(Pendant que le noir s’installe ou que le rideau se ferme, les autres sortent doucement se tenant par la taille ; Jules est au milieu.. On entend encore répété plusieurs fois, de plus en plus faiblement…La bière sur le vin, le vin sur la bière…Oh ! Je ne sais plus, je m’embrouille.
NOIR