Thème: la poésie contemporaine. Extrait de l'article "La trahison de Deleuze" ( 15.07.2008 ) de Jean-Luc Despax
http://lesdouzedeblog.blogs.nouvelobs.com/archive/2008/07/10/la-trahison-de-deleuze.html
... Le concept donne de la consistance, sur un plan d’immanence, à l’infini de ces perceptions et de ces émotions. Surtout, il est revigoré par la poésie.
Il échappe au reproche de l’abstraction.
L’aventure philosophique ne sera pas pétrifiée.
Méthode deleuzienne (et nietzschéenne) d’affirmation de la vie, comme de tentative... de la changer.
Il s’agit d’aller à la rencontre de la vie, en même temps que de la laisser pénétrer par tous les interstices de langage, de l’inventer en fait, au-delà du sentier individuel tracé par la langue maternelle.
Et Deleuze de reprendre la formule de Proust, « parler dans sa langue une langue étrangère ».
Aussi celèbre que celle-ci de formule, dans "Dialogues" : « Un style, c’est arriver à bégayer dans sa propre langue ».
Non pas la faire déraper pour voir ce qui en résulte,
mais pour ne pas se laisser faire par elle,
pour ne pas acter la série des desiderata implicites de la machine à réprimer les flux de désirs,
que ce soit l’ordre faussement rassurant de la syntaxe ou les restrictions des genres, des formes, des codes, de la castration du signe....
La littérature digne (ou indigne) de son nom procède d’un mode mineur.
Il y a le régime majoritaire de la langue et ce que la littérature invente à l’intérieur de ce régime.
Ce que Kafka juif tchèque fait de l’allemand quand il écrit en allemand, mais un allemand sonnant yiddish, créant un agencement dans la description d’une bureaucratie moins symbolique que sobrement dénonciatrice de l’aliénation. D’autres modes opératoires s’offrent à la littérature. Elle suit la ligne de sorcière.
Elle prend la ligne de fuite de l’oiseau qui se déterritorialise pour échapper à la glu du structuralisme.
Ligne de fuite vers le ciel du cosmos.
Le poète crée son style, sa ritournelle, son chant, sur le territoire qu’il définit en l’arpentant, aussi bien musical que géographique, à la manière dont l’oiseau construit et son nid et sa mélodie.
Pour autant il faut qu’il y ait composition « pour éviter que le lyrisme de la grande ritournelle ne retombe en brouillage ou ne se retourne en sonorisation catalytique ou hypnotique de la composition »( dixit Pinson !).
Éviter l’hypnose aliénante et lénifiante, car sans recouper le plat engagement de la littérature, il y a bien une politique du poème.
Gilles Deleuze circonscrit le geste artistique dans la volonté de l’écrivain « d’écrire pour un peuple absent ».
Pourtant Kafka, qu’il admirait tant, refusait la métaphore. Prose sèche pour dire le réel, ici et maintenant.
Jacques Rancière fait remarquer que pour aller vers le peuple à venir, il faut bien qu’il y ait transport, métaphore. L’œuvre d’art fixée, dans le marbre ou la couleur résiste au temps mais en appelle aussi à d’autres temps.
Fort de la beauté de l’art immédiatement identifiable et de la promesse fraternelle de l’avenir auquel tout en même temps il souscrit, c’est-à-dire fort de la résolution d’un paradoxe (du moins selon Deleuze, car Rancière estime que l’on ne peut sauver l’art et la politique de la barbarie et de l’échec qu’à la condition de maintenir une tension entre les deux), le texte littéraire qui témoigne à tous les sens du terme de l’inouï, œuvre du côté de la métamorphose plus encore que de la métaphore.
C’est en ce sens que l’art est la politique
. Plus encore qu’il n’en fait. Dans la mesure aussi où, en tant qu’expression de la liberté créatrice, il promet que le peuple à venir n’aura plus besoin d’art, du moins en ce qu’il aurait à se distinguer de la politique.
On pourrait se demander ce que fait un poète français quand il écrit au sein du français de la Vème république, pour aller vite, d’une langue colonisée par
l’argent, les médias, les images, le marketing, les ordres passés au travail par la langue dominante de la mondialisation, même si Deleuze ne l’a pas connue outrée à ce point, lui qui avait
dénoncé les méfaits balbutiants de la société de surveillance généralisée. Il ne s’agit surtout pas pour ce poète de refermer le texte sur lui-même dans une optique textualiste, une « écriture
autotélique », comme le dit Jean-Claude Pinson.
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