''Art poétique'' : ''Terre et Âme'', conférence sur la poésie moderne, 1918, de Sophus Claussen, poète symboliste danois. Traductrice, Cecilie Bjerknes Aarre. 3 liens : 1) Jstor.org pour l'article intégral; 2) portrait du poète https://epigramme.fr/claussen-sophus; 3) persee.fr article de Marthe Segrestin, le néoromantisme dans les pays scandinaves
Sophus Claussen, Terre et âme, L'Année Baudelaire, Vol. 20, Baudelaire dans les pays scandinaves (Danemark, Suède, Norvège) (2016), pp. 45-51
Le néoromantisme dans les pays scandinaves - Persée
Romantisme n o 132 (2006-2) Marthe SEGRESTIN Le néoromantisme dans les pays scandinaves Les littératures danoise, norvégienne et suédoise, après le mouvement de la percée moderne, ont toutes ...
https://www.persee.fr/doc/roman_0048-8593_2006_num_36_132_6458
Pour approfondir le contexte permettant de ''bien lire'' la conférence de Sophus Claussen
Dans le cadre d'un article à terminer d'ici quelques semaines sur le chapitre IX Une nuit avec Paul Verlaine, de l'ouvrage de Sophus Claussen, Antonius i Paris,
que Guy-Charles Cros, son traducteur franco-danois, voulait intituler : Au temps de Paul Verlaine ( Epîtres naïves 1893-1895), roman lyrique traduit du danois,
je vous propose en lien (JSTOR) un texte extrait d'une conférence donnée, en danois, par Sophus Claussen où il parle de Baudelaire, lui qui en compagnie d'un autre poète, Johannes Jorgensen, l'a fait connaître et apprécier, en Scandinavie, en français, dès les années 1890.
Ci-dessous une copie d'extraits de ce texte (en lien) traduit par Cecilie Bjerknes Aarre. On y trouve des analogies saisissantes entre guerre et poésie, entre Napoléon et Baudelaire, entre Paris et Copenhague et avec l'allégorie du pélican de La Nuit de Mai de Musset :
(...) Qu'il s'agisse de guerre ou d'art, il convient de noter que rien ne disparaît sans laisser de trace. L'art et la guerre envahissent nos rêves. Et nos rêves ne sont jamais plus dangereux que lorsque l'on se sent soi-même comme un tombeau abandonné. Il n'est pas possible d'apaiser les volcans, - et l'on ne saurait guère chasser un rêve qu'à l'aide d'un autre rêve. (...)
Dans le profil d'un personnage tel que Napoléon, on discerne celui qui aura eu le courage de ses actes mais également quelque chose ayant trait au rêve. Il arborait un front d'une solidité toute romane et rayonnant d'une grande lumière, - traits que l'on ne saurait évoquer sans songer aussitôt au soleil, au marbre, à un aigle.
Fort heureusement, il devait se voir un jour détrôné à mes yeux et relégué dans l'ombre, remplacé par un autre front tout aussi lumineux et non moins « roman ». Par un génie non moins fracassant dans son genre : le poète Charles Baudelaire.
Ce ne fut qu'un homme, mais il était à sa manière plus fort encore que l'héroïque empereur.
(...) Sa poésie était emplie de ciels gris et de temps hivernaux qui, comme un ultime rappel de la bataille de Waterloo, se répandirent du monde anglo-saxon jusque dans l'univers de nombreux romanciers français. On aurait vite fait le tour de ses maréchaux et ministres qui étaient cependant innombrables, car ils n'étaient rien moins que les atmosphères elles-mêmes, celles qui résident dans les capitales modernes, là où les colonnes et les statues nues des contrées du Sud demeurent à l'extérieur en toutes saisons, même quand celui qui les regarde perçoit son propre souffle dans l'air.
C'est à cette confrontation au sein des métropoles, entre éléments du Sud et air venant du Nord, que Flaubert devait penser lorsqu'il disait de la poésie de Baudelaire (en 1857) qu'elle était dense comme le marbre mais pénétrante comme un brouillard anglais (...). J'ai pu voir de mes propres yeux, un soir de crépuscule sur une côte normande, à quel point ces brumes automnales qui gagnent la France via la Manche pouvaient être denses. Ces épaisses couches de brouillard en provenance de la vieille Grande-Bretagne se déversaient telles les vapeurs d'une énorme brasserie (...) Il s'agit d'une atmosphère mêlant pluie et brouillard qui, pendant quelques mois, n'est pas tellement différente de celle que l'on connaît à Copenhague. Vert-de-gris, rouille et germes de maladie y agissent de la même manière, provoquant usure extérieure et désintégration intérieure, rancœur et tourments, contre lesquels il convient de s'armer de plaisirs et d'ivresse.
C'est cette atmosphère commune à toutes les grandes villes du qui a conféré à Baudelaire sa célébrité bien au-delà de Paris. Les caractéristiques du marbre de cette ville de bord de Seine cependant tout à fait singulières. J'y ai contemplé, par un après-midi nébuleux, l'arc de Napoléon conçu par Chalgrin, cet Arc de triomphe hors pair, dont on a dit qu'il avait coûté dix millions de francs (de l'époque !) et que les victoires qu'il célèbre avaient, elles, coûté la vie à autant de personnes si bien qu'aucune mère ne saurait s'en approcher sans pâlir.
Je ne sais si ce jour de novembre me vit pâlir lorsque, du haut de mes vingt-sept ans, je m'approchai de l'imposant monument, mais j'en eus le souffle coupé. Ce fut exactement comme si j'étais un soldat s 'apprêtant à passer son baptême du feu, un jeune commandant s'étant juré de montrer le chemin à son bataillon, et qui se trouvait là, vacillant face à la première salve, ne parvenant plus à avancer. . . n'étant pas à la hauteur.
Cela vous étonne ? Si d'aucuns s'imaginent que la poésie est quelque chose de moins considérable que la guerre, s'ils croient que le poète ne se sent pas, lui aussi, à la tête d'un bataillon, se devant d'assumer ses responsabilités, alors ils seraient peut-être en mesure d'apprécier quelques strophes mineures, mais ils ne saisiront jamais l'art poétique dans toute sa grandeur, ni le souffle de son grand défilé spirituel face à l'humanité. Ils seront moins en mesure que d'autres d'appréhender un poète tel que Baudelaire, porteur de désintégration et d'anéantissement.
L'arc de marbre blanc-gris se tenait là, si éclatant, si lisse, comme s'il défiait toutes les larmes et tout le sang du monde dans son immaculée beauté de pierre.
Il en va pareillement de la porte éternellement blanche de la poésie : immaculée et chatoyante en dépit des univers de larmes et de sang. Je reculai de quelques pas pour pouvoir véritablement contempler cet arc étoile - mais revenons à Charles Baudelaire. Il y a de cela quelques générations, il flânait dans les rues de Paris, jour après jour, bouleversé, frissonnant d'effroi et d'admiration à la seule vision d'une silhouette au milieu de la foule.
Cette force créatrice, celle-là même que l'empereur tout-puissant avait déployée à travers l'édification de sa porte des victoires, Baudelaire, tout meurtri qu'il était mais épris de volupté, grandiose à sa manière, y aura puisé abondamment afin de dépeindre la passante inconnue que le génie de son regard avait élue : O toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais ! "À une passante" , dans Les Fleurs du Mal). Il a nommé Les Fleurs du Mal son unique recueil de poésie (...) voici un dictateur, un génie dont l'âme désirait ardemment toute cette beauté, cette joie et ce bonheur qui jadis étaient généreusement prodigués par les grands chefs d'armée de retour de leurs campagnes quand ils passaient sous d'imposants arcs de triomphe. Toute cette splendeur, ce ravissement et cette grandeur ont cependant volé en éclats tel un arc trop tendu ; ils se sont brisés comme un miroir enchanté dans lequel chaque visage, chaque mouvement avaient été réfléchis, auréolés de grandeur et d'importance.
Non seulement le grand Empire a été précipité vers sa chute, mais le romantisme, naguère surgi de ses ruines, avec tout son vacarme et sa fierté, aura éclaté et entamé son chemin vers le déclin. Les bris de verre se trouvaient éparpillés sur le sol, souillés et trempés, où que l'on foulât la terre.
Mais le glaneur consciencieux, patient, enclin à se pencher afin de saisir ces débris, pouvait tout de même en tirer quelque chose, bien qu'au début il s'agisse de fort peu ; ce ne fut qu'un bout de miroir reflétant ses propres traits, un miroir diabolique montrant le quotidien dans toute sa hideuse dimension, son ennui et ses grises pensées.
Un poète comme Baudelaire maîtrisait cependant un art grâce auquel le défectueux allait, quasiment, se trouver propulsé au-delà même de la perfection.
Fleurs du Mal.
(...) [Il] concocte un breuvage dont il ne cache pas les ingrédients, même les plus terribles, et dont il attend les effets avec sang-froid. Son cœur hypocrite est tout à son aise au sein même d'idylles avilissantes. Son art poétique hautement distingué, semblable aux marches noblement taillées d'un escalier, inclut de nombreuses références aux conttraintes de la vie quotidienne si souvent ignorées par les poètes. Il a fait rimer casernes et lanternes, ("Le Crépuscule du matin" , dans Les Fleurs du Mal) afin de dépeindre la percée du jour à Paris; il s'est non seulement souvenu de la lampe de nuit du veilleur projetant une tache rouge sur la fenêtre, mais il a également dépeint la putain somnolente des sinistres quartiers plongée dans son sommeil, bouche bée.
Il nous montre comment les esprits démoniaques surgissent sous les apparences les plus variées, se substituant les uns aux autres. Et il nous montre comment, au petit matin, émane de la bête, du dépravé et du débauché, un ange.
Fleurs du Mal.
Au sortir d'une époque idéaliste, au cours de laquelle avait brillé une beauté luxuriante sans défaut et où les romantiques montaient sur leurs grands chevaux, nous rencontrons ce versificateur solitaire arpentant les rues de Paris tel un conquérant dans une zone bombardée. Il se rend dans tous les quartiers, constate, décrit, chante les louanges des destructions infligées par le feu et par les explosifs.
Il n'a nul besoin de dynamite. Le feu, ce sont les passions humaines. Il va rendre célèbres les événements les plus minimes ; par la seule force de sa pensée, il va leur prodiguer une élévation spirituelle. Balzac déjà l'avait affirmé : on peut faire l'expérience de toutes les victoires et de tous les échecs au sein d'une grande ville. Nul besoin d'être à la tête d'une armée et d'entreprendre une marche vers Moscou pour vivre un hiver en Russie avec son lot de joies, de victoires, de faim, d'échecs et d'anéantissement.
Au sein de tout ce que l'homme est amené à croiser se dissimule quelque chose de grand. L'irrévérent poète doit cependant commencer par se mettre dans la peau de ses sujets ; il doit endosser la tenue du meurtrier, du voleur ou de l'erotomane, éprouver les sensations embrumées du morphinomane ou de l'ivrogne. Rien ne stimule davantage l'imagination qu'une confrontation avec la laideur. Il devra procéder de la sorte à maintes reprises avant de parvenir à l'acquisition d'un regard permettant de saisir en quoi la vision de noyés inconnus, repêchés des eaux, élève en effet l'âme, et ce, avec une fierté digne de l'Arc de Triomphe, vers l'impossible.
Fleurs du Mal.
L'ivresse et le vin sont invoqués par Baudelaire afin de rendre ses rêves solitaires aussi chatoyants que ceux d'un chef d'armée ; il aura su faire bon usage du moindre filet d'encens, de tous les effluves brumeux ; il sera resté sobre, sage, sans guérir de sa sobriété ni se soûler de son ivresse. Amour, célébrité. . . Abordé par Baudelaire, tout se transforme en objet précieux équivoque et éprouvé. Il symbolise l'avènement d'une époque de dissolution et de repli, un demi-siècle après la gloire et l'Empire. Face à son front solide, les images de marbre volent en éclats. Alors on n'a plus affaire à un nid d'aigle.
Lorsqu'un bloc de marbre est déplacé, tout se passe comme avec une banale pierre : lézards et coléoptères, cloportes et mille-pattes, courtilières, faucheurs et vers de terre, tout un monde lucifuge est dérangé dans sa cache et s'enfuit de tous côtés. Le nid d'aigle se révèle n'être qu'un ramassis de lézards." Sophus Claussen traduit par Cecilie Bjerknes Aarre