Extraits du texte d'Ernest Renan ( 1823 - 1892) sur ''l'incendie de Rome '' tabula rasa, politique de la terre brûlée ou comment Néron, ''troublé par un pouvoir inouï'' trouva le moyen de construire ''une nouvelle Rome''. 2 liens : 1) tabularasa4.bandcamp.com, pour l'illustration; 2)Wikisource pour le texte intégral de Renan

Publié le par Claire Antoine

Chapitre VI. L'incendie de Rome

 

La manie furieuse de Néron était arrivée à son paroxysme. C’était la plus horrible aventure que le monde eût jamais courue. L’absolue nécessité des temps avait tout livré à un seul, à l’héritier du grand nom légendaire de César ; un autre régime était impossible, et les provinces, d’ordinaire, se trouvaient assez bien de celui-ci ; mais il recélait un immense danger.

Quand le césar perdait l’esprit, quand toutes les artères de sa pauvre tête, troublée par un pouvoir inouï, éclataient en même temps, alors c’étaient des folies sans nom.

On était livré à un monstre.

Nul moyen de le chasser ; sa garde, composée de Germains, qui avait tout à perdre s’il tombait, s’acharnait autour de lui ; la bête acculée se baugeait et se défendait avec rage.

Pour Néron, ce fut quelque chose à la fois d’épouvantable et de grotesque, de grandiose et d’absurde.

Comme le césar était fort lettré, sa folie fut principalement littéraire. Les rêves de tous les siècles, tous les poèmes, toutes les légendes, Bacchus et Sardanapale, Ninus et Priam, Troie et Babylone, Homère et la fade poétique du temps, ballottaient comme un chaos dans un pauvre cerveau d’artiste médiocre, mais très-convaincu, à qui le hasard avait confié le pouvoir de réaliser toutes ses chimères.

Qu’on se figure un homme à peu près aussi sensé que les héros de M. Victor Hugo, un personnage de mardi gras, un mélange de fou, de jocrisse et d’acteur, revêtu de la toute-puissance et chargé de gouverner le monde.

Il n’avait pas la noire méchanceté de Domitien, l’amour du mal pour le mal ;

ce n’était pas non plus un extravagant comme Caligula ;

c’était un romantique consciencieux, un empereur d’opéra, un mélomane tremblant devant le parterre et le faisant trembler,

ce que serait de nos jours un bourgeois dont le bon sens aurait été perverti par la lecture des poètes modernes et qui se croirait obligé d’imiter dans sa conduite Han d’Islande et les Burgraves.

Le gouvernement étant la chose pratique par excellence, le romantisme y est tout à fait déplacé.

Le romantisme est chez lui dans le domaine de l’art ; mais l’action est l’inverse de l’art.

En ce qui touche à l’éducation d’un prince surtout, le romantisme est funeste.

Sénèque, sous ce rapport, fit bien plus de mal à son élève, par son mauvais goût littéraire, que de bien par sa belle philosophie. C’était un grand esprit, un talent hors de ligne, et un homme au fond respectable, malgré plus d’une tache, mais tout gâté par la déclamation et la vanité littéraire, incapable de sentir et de raisonner sans phrases.

À force d’exercer son élève à exprimer des choses qu’il ne pensait pas, à composer d’avance des mots sublimes, il en fit un comédien jaloux, un rhéteur méchant, disant des paroles d’humanité quand il était sûr qu’on l’écoutait. Le vieux pédagogue voyait avec profondeur le mal de son temps, celui de son élève et le sien propre, quand il s’écriait dans ses moments de sincérité : Litterarum intemperantia laboramus. ( Nous souffrons des excès de la littérature )

Ces ridicules parurent d’abord chez Néron assez inoffensifs ; le singe s’observa quelque temps et garda la pose qu’on lui avait apprise. La cruauté ne se déclara chez lui qu’après la mort d’Agrippine ; elle l’envahit bien vite tout entier. Chaque année maintenant est marquée par ses crimes : Burrhus n’est plus, et tout le monde croit que Néron l’a tué ; Octavie a quitté la terre abreuvée de honte ; Sénèque est dans la retraite, attendant son arrêt à chaque heure, ne rêvant que tortures, endurcissant sa pensée à la méditation des supplices, s’évertuant à prouver que la mort est une délivrance. Tigellin maître de tout, la saturnale est complète. Néron proclame chaque jour que l’art seul doit être tenu pour chose sérieuse, que toute vertu est un mensonge, que le galant homme est celui qui est franc et avoue sa complète impudeur, que le grand homme est celui qui sait abuser de tout, tout perdre, tout dépenser. Un homme vertueux est pour lui un hypocrite, un séditieux, un personnage dangereux et surtout un rival ; quand il découvre quelque horrible bassesse qui donne raison à ses théories, il éprouve un accès de joie. Les dangers politiques de l’enflure et de ce faux esprit d’émulation, qui fut dès l’origine le ver rongeur de la culture latine, se dévoilaient. Le cabotin avait réussi à se donner droit de vie et de mort sur son auditoire ; le dilettante menaçait les gens de la torture s’ils n’admiraient ses vers.

Un monomane grisé par la gloriole littéraire, qui tourne les belles maximes qu’on lui a fait apprendre en plaisanteries de cannibale,

un gamin féroce visant aux applaudissements des turlupins de carrefour,

voilà le maître que l’empire subissait.

On n’avait pas encore vu de pareille extravagance. Les despotes de l’Orient, terribles et graves, n’eurent point de ces fous rires, de ces débauches d’esthétique perverse. La folie de Caligula avait été courte ; ce fut un accès, et puis Caligula était surtout un bouffon ; il avait vraiment de l’esprit ; au contraire, la folie de celui-ci, d’ordinaire niaise, était parfois épouvantablement tragique. Ce qu’il y avait de plus horrible était de le voir, par manière de déclamation, jouer avec ses remords, en faire des matières de vers. De cet air mélodramatique qui n’appartenait qu’à lui, il se disait tourmenté par les Furies, citait des vers grecs sur les parricides.

Un dieu railleur paraissait l’avoir créé pour se donner l’horrible charivari d’une nature humaine où tous les ressorts grinceraient, le spectacle obscène d’un monde épileptique, comme doit être une sarabande des singes du Congo ou une orgie sanglante d’un roi du Dahomey.

À son exemple, tout le monde semblait pris de vertige. (...)  Néron prit [Caligula] pour modèle. Ce ne fut pas assez pour lui de conduire des chars dans le cirque, de s’égosiller en public, de faire des tournées de chanteur en province ; on le vit pêcher avec des filets d’or, qu’il tirait avec des cordes de pourpre, dresser lui-même ses claqueurs, mener de faux triomphes, se décerner toutes les couronnes de la Grèce antique, organiser des fêtes inouïes, jouer au théâtre des rôles sans nom.

(...) En tout, ce qui dominait, c’était le manque de sincérité, un genre fade comme celui des tragédies de Sénèque, l’habileté à peindre des sentiments non sentis, l’art de parler en homme vertueux sans l’être. (...)  Le peuple était, à la lettre, affolé de spectacles, non de spectacles sérieux, de tragédies épurantes, mais de scènes à effet, de fantasmagories. (...) la gloire du théâtre passait pour la première de toutes. (...)On fut obligé de faire des lois pour défendre aux sénateurs et aux chevaliers de descendre dans l’arène, de lutter comme gladiateurs, ou de se battre contre les bêtes. Le cirque était devenu le centre de la vie ; le reste du monde ne semblait fait que pour les plaisirs de Rome. C’étaient sans cesse de nouvelles inventions plus étranges les unes que les autres, conçues et ordonnées par le chorège souverain. Le peuple allait de fête en fête, ne parlant que de la dernière journée, attendant celle qu’on lui promettait, et finissait par être très-attaché au prince qui faisait ainsi de sa vie une bacchanale sans fin. (...)

On ne peut pas dire précisément que le malheureux manquât de cœur, ni de tout sentiment du bien et du beau. Loin d’être incapable d’amitié, il se montrait souvent bon camarade, et c’était là justement ce qui le rendait cruel ; il voulait être aimé et admiré pour lui-même, et s’irritait contre ceux qui n’avaient pas envers lui ces sentiments. Sa nature était jalouse, susceptible, et les petites trahisons le mettaient hors de lui. Presque toutes ses vengeances s’exercèrent sur des personnes qu’il avait admises dans son cercle intime (Lucain, Vestinus), mais qui abusèrent de la familiarité qu’il encourageait pour le percer de leurs railleries ; car il sentait ses ridicules et craignait qu’on ne les vît.(...)

 

 

Le premier devoir d[e l'empereur] (vu la bassesse des temps) était d’occuper le peuple. Le souverain était avant tout un grand organisateur de fêtes ; l’amuseur en chef devait être amené à payer de sa personne. (...)

On ne saurait nier que le goût de l’art ne fût chez les hommes de ce temps vif et sincère. (...)

Rome, depuis un siècle, devenait la merveille du monde ; elle égalait pour la grandeur les anciennes capitales de l’Asie. Ses édifices étaient beaux, forts et solides ; mais les rues paraissaient mesquines aux gens à la mode, car le goût se portait chaque jour de plus en plus vers les constructions banales et décoratives ;

on aspirait à ces effets d’ensemble qui font la joie des badauds, on en venait à rechercher mille frivolités inconnues aux anciens Grecs.

Néron était à la tête du mouvement ;

la Rome qu’il imaginait eût été quelque chose comme le Paris de nos jours, une de ces villes artificielles, bâties par ordre supérieur, dans le plan desquelles on a visé surtout à obtenir l’admiration des provinciaux et des étrangers.

Le jeune insensé s’enivrait de ces plans malsains. Il désirait aussi voir quelque chose d’étrange, quelque spectacle grandiose, digne d’un artiste ; il voulait un événement qui marquât une date pour son règne. « Jusqu’à moi, disait-il, on ne savait pas l’étendue de ce qui est permis à un prince. »

Toutes ces suggestions intérieures d’une fantaisie désordonnée semblèrent prendre un corps dans un événement bizarre, qui a eu pour le sujet qui nous occupe les conséquences les plus importantes.

La manie incendiaire étant contagieuse et souvent compliquée d’hallucination, il est très-dangereux de la réveiller dans les têtes faibles où elle dort.

Un des traits du caractère de Néron était de ne pouvoir résister à l’idée fixe d’un crime.

L’incendie de Troie, qu’il jouait depuis son enfance, l’obsédait d’une manière terrible.

Une des pièces qu’il fit représenter dans une de ses fêtes était l’Incendium d’Afranius, où l’on voyait sur la scène un embrasement.

Dans un de ses accès de fureur égoïste contre le sort, il s’écria :

« Heureux Priam, qui a pu voir de ses yeux son empire et sa patrie périr à la fois ! »

Dans une autre circonstance, entendant citer un vers grec du Bellérophon d’Euripide qui signifiait :

Moi mort, puissent la terre et le feu se confondre !

— « Oh non ! dit-il, mais bien moi vivant ! »

La tradition selon laquelle Néron brûla Rome uniquement pour avoir la répétition de l’incendie de Troie est sûrement exagérée, puisque, comme nous le montrerons, Néron était absent de la ville quand le feu se déclara ; cependant cette version n’est pas dénuée de toute vérité ; le démon des drames pervers, qui s’était emparé de lui, fut, comme chez les scélérats d’une autre époque, un des acteurs essentiels de l’horrible attentat. (...)

Néron était à Antium quand l’incendie éclata. Il ne rentra dans la ville que vers le moment où le feu approchait de sa maison « transitoire ». Il fut impossible de rien arracher aux flammes. Les maisons impériales du Palatin, la maison « transitoire » elle-même, avec ses dépendances, tout le quartier environnant, furent abîmés. Néron évidemment ne tenait pas beaucoup à ce qu’on sauvât sa résidence. La sublime horreur du spectacle le transportait. On voulut plus tard que, monté sur une tour, il eût contemplé l’incendie, et que là, en habit de théâtre, une lyre à la main, il eût chanté, sur le rhythme touchant de l’élégie antique, la ruine d’Ilion.

C’était là une légende, fruit du temps et des exagérations successives ; mais un point sur lequel l’opinion universelle se prononça tout d’abord, ce fut que (...) pendant l’incendie, on avait vu les soldats et les veilleurs chargés de l’éteindre l’attiser et empêcher les efforts qu’on faisait pour le circonscrire, tout cela avec un air de menace et à la façon de gens qui exécutent des ordres officiels. De grosses constructions de pierre, voisines de la demeure impériale, et dont Néron convoitait l’emplacement, furent renversées comme dans un siège. (...) Ce fut bien pis, quand on le vit tirer bon parti des ruines de la patrie, quand on vit le nouveau palais de Néron, cette « Maison d’or » qui était depuis longtemps le jouet de son imagination en délire, se relever sur l’emplacement de l’ancienne résidence provisoire, agrandi des espaces que l’incendie avait déblayés.

On pensa qu’il avait voulu préparer les terrains de ce nouveau palais, justifier la reconstruction qu’il projetait depuis longtemps, se procurer de l’argent en s’appropriant les débris de l’incendie, satisfaire enfin sa folle vanité, qui lui faisait désirer d’avoir Rome à rebâtir pour qu’elle datât de lui et qu’il pût lui donner son nom.

Tout porte à croire que ce n’était point là une calomnie.

Le vrai, quand il s’agit de Néron, peut n’être guère vraisemblable.

Qu’on ne dise pas qu’avec son pouvoir il avait des moyens plus simples que l’incendie pour se procurer les terrains qu’il désirait.

Le pouvoir des empereurs, sans bornes en un sens, trouvait d’un autre côté bientôt sa limite

dans les usages, les préjugés d’un peuple

conservateur au plus haut degré de ses monuments religieux.

Rome était pleine de sanctuaires, de lieux saints, d’areæ, d’édifices qu’aucune loi d’expropriation n’aurait pu faire disparaître. (...)

 Pour exécuter ses plans insensés, Néron n’avait réellement qu’un moyen, l’incendie. (...)Une nouvelle Rome, à rues larges et alignées, se reconstruisit assez vite d’après les plans de l’empereur et sur les primes qu’il offrit.

[Mais]... Tout ce qu’il y avait d’hommes honnêtes dans la ville fut outré.

Les plus précieuses antiquités de Rome, les maisons des anciens capitaines décorées encore de dépouilles triomphales, les objets les plus saints, les trophées, les ex-voto antiques, les temples les plus respectés, tout le matériel du vieux culte des Romains avait disparu. Ce fut comme le deuil des souvenirs et des légendes de la patrie. Néron avait beau se mettre en frais pour soulager la misère dont il était la cause ; on avait beau faire remarquer que tout s’était borné en dernière analyse à une opération de nettoyage et d’assainissement, que la nouvelle ville serait bien supérieure à l’ancienne ; aucun vrai Romain ne voulut le croire ; tous ceux pour lesquels une ville est autre chose qu’un amas de pierres furent blessés au cœur ; la conscience de la patrie était atteinte. (...) Mais il restait le sentiment secret d’un crime, d’une infamie.

Néron commençait à trouver qu’il avait été un peu trop loin...

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