Ariel désenchaîné dans le poème ''Adieu'' d'Amable Tastu ( in "Poésies nouvelles, ekphrasis")

Publié le par Claire Antoine

Ariel désenchaîné dans le poème ''Adieu'' d'Amable Tastu ( in "Poésies nouvelles, ekphrasis")

Ariel désenchaîné 

 

Construction et effets de seuils

 

« Adieu » est le dernier poème de Poésies nouvelles, lui-même dernier recueil poétique publié par Amable Tastu. Elle y fait connaître sa décision définitive d’arrêter d’écrire en vers ; ce dont elle rend officiellement responsables, par l’intermédiaire d’un sous-titre, en forme de long groupe nominal expansé, Lamartine et Sainte-Beuve.  Peau d’Âne- Amable-Sheherazade-Athena,  nous en avait déjà averti ironiquement dans le poème-conte-mythe qui inaugure l’ouvrage : « Adieu le temps où j’étais reine ».      

                                       

       « Réponse aux vers que m’ont adressés MM. de Lamartine et Sainte-Beuve.

 

À ces vains jeux de l’harmonie
Disons ensemble un long adieu.

Lamartine.

Sans plus chercher au bout la pelouse rêvée
Acceptons ce chemin qui se brise au milieu.

Sainte-Beuve. »

 

Il est intéressant de prendre en compte l’énonciation des deux citations choisies par Amable pour figurer en exergue du poème « Adieu ». La poète y est, en effet, traitée comme une enfant dont on craint la colère et que l’on accompagne gentiment mais fermement…jusqu’à la porte. Le paternalisme cauteleux à la violence sourde qui se dégage des deux injonctions à la première personne du pluriel : « Disons (ensemble) et « (Sans plus chercher) Acceptons » va permettre de lire le poème comme une dernière salve contre l’hypocrisie dont elle a souffert dans les milieux romantiques.

 

Les deux citations sont toutefois précédées d’une autre, de Shakespeare, cette fois, en anglais :  

... My Ariel...
... Then to the elements
Be free, and fare thou well !...

 

Cette épigraphe - traduite ci-dessous par François Guizot (deux fois dédicataire du recueil) Amable l’a extraite de la fin de l’acte V de la dernière pièce de Shakespeare, intitulée La tempête. Juste avant l’épilogue en aparté un « maître » y affranchit ainsi son « esclave » :

 

Mon Ariel, mon oiseau, c’est toi que j’en charge.

Libre ensuite, rends-toi aux éléments et vis joyeux.

 

La pièce en elle-même met les personnages à l’épreuve du pouvoir et de la liberté. La tempête, symbole de brusques changements de direction et de situation – reprise d’un thème homérique et dantesque – déclenchée par Ariel est ordonnée par Prospero, le Duc de Milan. Ce dernier, exilé sur une île est devenu sorcier, grâce à la magie qu’il a acquise dans des livres. Maître des éléments et des esprits il demande à son obligé, l’esprit des airs, de faire souffler le vent de la tempête.  

 

                                     L’argument en quelques mots

 

Un navire qui transporte le Roi de Naples Alonzo et son entourage va faire naufrage. Les rescapés s’échouent sur l’île de Prospero.

Ils vont y multiplier les intrigues et les complots, faisant éclater les certitudes et renverser les situations acquises. Un nouvel équilibre sera trouvé à l’acte V quand les forces du mal seront  enfin neutralisées et que les « méchants » auront été pardonnés.

Le Roi et son fils sont alors réunis autour du symbole d’harmonie qu’est l’échiquier… La magie n’a plus lieu d’être : Prospero va libérer Ariel, mais auparavant, celui-ci redevenu oiseau, devra accomplir une dernière mission, avant de recouvrer une totale liberté : il escortera le navire d’Alonzo, afin qu’il retourne sans encombre à Naples.  Quant à lui, Prospero, la veille du départ, il va devenir, depuis la « pauvre grotte » où il demeure, le narrateur de sa propre vie : 

 

« Je n’omettrai rien ; et je vous promets des mers calmes, des vents propices, et un navire…agile (…) — (À part.) Mon Ariel, mon oiseau, c’est toi que j’en charge. Libre ensuite, rends-toi aux éléments et vis joyeux. — (…) »

 

                   Le dernier voyage du Sylphe et de ses métamorphoses  

                                         

De la même façon, Amable, se présente-t-elle à l’ouverture de Poésies nouvelles, au tout début du poème liminaire, comme une magicienne en déroute, ourdissant des plans, pour reconquérir et séduire « la foule avide » de ses lecteurs déçus…

Afin qu’ils puissent à nouveau vibrer aux sons harmonieux et joyeux de ses vers où s’entrelaceraient souplement et élégamment " les mobiles pensées les sons et les couleurs", elle appelle à son secours le génie de la poésie, le Sylphe et ses multiples équivalents : "Ange, Muse, Esprit des vers, doux souffle de poésie",

Et ça semble marcher ! : « Les voilà, les voilà, tous ces chers infidèles(…)/Ils reviennent à moi comme un vol d'hirondelles (…)

». La comparaison avec les oiseaux permet l’assimilation entre le Sylphe et Ariel d’autant plus que par métonymie, le pluriel vaut pour le singulier.

Malgré tout, habitée par le doute, elle craint de ne plus savoir maîtriser les forces occultes qui travaillent le langage poétique : Elle aurait encore les mots, les apparences, mais son pouvoir sur eux aurait perdu de sa force :

« (…) le secret de… rendre docile/ …ce langage à nos pensers facile (…) / Verbe où se cache une magique flamme (…) O mes amis, ne l'ai-je point perdu ? ».

A la fin du recueil qui rassemble 42 poèmes, en anticipant sur les réactions de ses lecteurs, elle s’avoue vaincue et congédie son Ariel, oiseau-lyre bien aimé : « Il le faut : adieu donc (…) /Ton servage est fini : va-t-en, mon Ariel, / (…) et sois béni, béni, mon Ariel(…) ».

 

Elle semble toutefois lui accorder un mérite : « Toi, qui sans dévoiler, que d’une main discrète/Ma blessure secrète, /Y sut verser pourtant une goutte de miel ! ».

Sainte Beuve a (évidemment) interprété immédiatement « la blessure secrète » d’Amable, comme étant l’expression de problèmes conjugaux…. Je lis pour ma part dans ces vers une intention ironique.

Par antiphrase elle avoue qu’elle a conscience de ressasser sa déception : elle aurait voulu être reconnue comme poète.

Amable est déçue par Paris et par tous ceux qui se proclament guides « pour demain », alors qu’ils n’ont dans la tête que des combines.

 Elle doit perdre tout simplement ses illusions (des clichés dont elle doit se remettre), pour poursuivre avec fierté le chemin qu’elle trace par elle-même.

 

                             Les larmes d’un adieu ouvert à tous les possibles

 

Adieu

 

S’ils ont dit vrai tous deux, ma tâche est achevée.
Au bout de ce chemin qui se brise au milieu,
Ne dois-je plus chercher la pelouse rêvée ?
L’heure est-elle arrivée,
Harmonie, où vers toi s’exhale un long adieu ?


Oui tous deux ont dit vrai ! le jour devient plus sombre ;
Le silence du soir est proche, je le vois :
De mes pas fatigués je sens peser le nombre,
Et je ne sais quelle ombre,
S’allongeant à mes pieds, grandit derrière moi !

Il le faut : adieu donc, Sylphe à la voix rêveuse ;
Ton servage est fini : va-t-en, mon Ariel,
Libre, que désormais ta forme vaporeuse
Se perde, plus heureuse,
Dans l’écume des mers, ou les brises du ciel.

Je ne me plaindrai point, car tu m’as bien servie :
À toi l’heure qui brille entre ses pâles sœurs ;
À toi chaque minute à la peine ravie,
Et tout ce que ma vie
Entre ses jours amers a compté de douceurs !

Au rayon matinal qui dorait la colline,
Emplissant mon ciel bleu d’harmonieux trésors,
Dès l’aube, tu charmais de ta voix argentine
Mon oreille enfantine,
Inhabile à garder tes fugitifs accords.

Plus tard, c’est encor toi qui des fleurs demi-closes
Me traduisant tout bas le langage embaumé,
Sur ma pâle jeunesse as jeté quelques roses,
Quand leurs feuilles écloses
S’entr’ouvraient sous ton doigt, comme un livre fermé.

 

C’est toi qui façonnas ma lèvre à la prière ;
C’est toi qui m’enseignas l’humble chant du berceau ;
C’est toi qui recueillis une larme plus fière,
Quand la France guerrière
Mit dans un jour de deuil ses armes au faisceau.

Tu ne m’entraînas point dans ce chemin sublime
Où, pour trouver la gloire, il faut tenter les Dieux,
Gravir, la lyre en main, quelque fatale cime,
Interroger l’abîme,
Et s’y précipiter en détournant les yeux !

Pour te suivre, jamais ta course haletante
Ne m’a fait rejeter le voile de mon front,
N’a dérangé les plis de ma robe flottante ;
Au gré de mon attente,
J’ai trouvé le trajet plus paisible que prompt.

Mais je te vois frémir : trop longtemps je t’arrête ;
Pars donc et sois béni, béni, mon Ariel,
Toi, qui sans dévoiler, que d’une main discrète,
Ma blessure secrète,
Y sut verser pourtant une goutte de miel !

Quoi que ma vie encore ait de trouble et d’alarmes,
Tu ne reviendras plus moduler mes sanglots ;
Mais ton rapide adieu ne sera pas sans charme,
Et mes dernières larmes
Ont trouvé, grâce à toi, de sonores échos.

 

Le cygne, obéissant au souffle qui le pousse,
Vient de son chant suave endormir mes douleurs ;
Et l’hôte du buisson, à la voix triste et douce,
Pose son brin de mousse
Sur ma paupière close, humide encor de pleurs.

                                         (in Lectures de Claire Antoine)

 

 

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